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après avoir si bien parlé de la désolation commune, finit-il par faire bon marché des épreuves que Paris subissait alors avec tant de courage et de dignité ? La pièce est datée du mois de novembre 1870. Ce n’était pas le moment de faire une part dans ses supplications, et d’abandonner la grande ville, comme une maudite, aux vengeances de Dieu. Il y a là une page que je voudrais déchirer. Paris, dans les souffrances du siège, a forcé le respect de l’Europe ; en parler à cette date comme en parle M. Mistral, c’est manquer à la poésie autant qu’au patriotisme. Que l’auteur des Iles d’or se le rappelle une fois pour toutes ; s’il veut servir efficacement la cause de la poésie provençale, il fera bien de répéter souvent, comme dans les vers cités plus haut, ces mots si doux à prononcer : notre France.

Tel est précisément l’intérêt de ce nouveau recueil. Une faute échappée à l’entraînement du poète ne nous fera pas méconnaître la profonde inspiration de son œuvre. La préface est un avertissement pour les félibres, les poèmes principaux leur seront un modèle. Je félicite cordialement M. Frédéric Mistral d’avoir rappelé à ses jeunes disciples, à quelques-uns même de ses confrères, quelles furent les origines de ce mouvement poétique, quel en est le sens, quelle en est la portée, et de leur avoir expliqué en même temps ce que vaut par-dessus tout l’unité tutélaire de la patrie. Si l’intention dont nous prenons acte n’est pas également marquée à toutes les pages du livre, elle brille dans les meilleures et en relève la beauté.

Un mérite particulier de ces avertissemens, c’est leur caractère d’opportunité ; il devenait de plus en plus nécessaire de calmer les têtes folles. On remarquait chez les plus forts des symptômes inquiétans, et les censeurs les plus autorisés avaient besoin d’être censurés à leur tour. Il y a trois mois à peine, l’écrivain qui est incontestablement, après MM. Roumanille et Mistral, le troisième chef de la poésie provençale renouvelée, M. Théodore Aubanel, adressait aussi des admonitions à un nombreux auditoire. C’était aux fêtes de Forcalquier, dans une cérémonie où la poésie s’associait à la religion. Les paroles de M. Aubanel, très nobles parfois, expriment ça et là des choses excellentes, mais seulement quand il se livre à des exhortations littéraires ; or, parmi les conseils qui doivent être donnés à la nouvelle littérature provençale, le plus urgent à mon avis est le conseil patriotique, conseil de sagesse et de bon sens. C’est fort bien de condamner les vers conçus en mauvais français et déguisés en mauvais provençal, indigne mascarade, parodie des deux langues. C’est fort bien de protester contre tout soupçon d’idée séparatiste, mais au moment même où l’on fait cette déclaration, pourquoi se donner un démenti à soi-même en