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voisin ne parvienne pas à percer ; on y vit sous le regard de tout le monde, et ceux dont l’esprit dépasse l’intelligence commune, étant plus suspects, sont sûrs d’être plus surveillés[1]. Les moindres convenances y deviennent des règles impérieuses dont on ne peut s’affranchir sans crime, les plus sots préjugés y exigent un respect religieux ; on est contraint de subir l’opinion des autres, il faut s’habiller et penser comme tout le monde sous peine d’être mis hors du savoir-vivre et du sens commun. On y est plus qu’ailleurs l’esclave de sa famille, dont il convient de partager toutes les idées, l’esclave de son rang, l’esclave de ses fonctions, et quand par hasard, dans ce milieu médiocre, quelqu’un s’est élevé au-dessus des autres et qu’il leur a fait accepter sa supériorité, c’est encore un esclavage de plus, car il faut faire comme lui, si l’on veut parvenir où il est arrivé, et il n’y a plus d’autre moyen d’être connu et distingué que celui qu’a employé avec succès le grand homme du pays.

C’est ce qui arriva précisément à De Brosses. Il y avait de son temps à Dijon un important personnage dont la ville était fière et qu’elle proposait à l’admiration de tous ses enfans. Cet homme rare avait eu la bonne fortune de plaire aux étrangers sans déplaire à ses concitoyens et de réussir aussi bien hors de son pays que chez lui. C’était le président Bouhier. Il appartenait, comme De Brosses, à une vieille maison parlementaire qui se faisait un honneur de cultiver les lettres autant que le droit. « J’ai plaisir à penser, disait-il, que depuis deux siècles il n’y a eu aucun de mes ancêtres qui n’ait aimé les sciences et les livres. » Les livres surtout étaient chez les Bouhier une passion de famille ; les pères la transmettaient fidèlement à leurs fils, et par ces efforts continus ils parvinrent à réunir une des plus belles bibliothèques que des particuliers aient jamais possédée. Quand Bouhier eut quinze ans, son père lui confia le soin de ses livres, et, comme il était tourmenté du désir d’apprendre, il profita de ces richesses accumulées par six générations de savans pour acquérir une érudition précoce. Je ne dirai pas, comme son ami D’Olivet, qu’il devint un prodige de science, et je n’aurai garde de le comparer aux hommes de la renaissance ou du XVIe siècle ; entre lui et les Scaliger, les Godefroy ou les Saumaise, la distance est trop grande. Bouhier appartenait, malheureusement pour lui, à une époque où la science était fort abaissée. Les savans du XVIIe et du XVIIIe siècle n’ont pas fait de grandes

  1. « Vous connaissez cette ville, disait Lamonnoye précisément à propos de Dijon : de tous les torts qu’on peut y avoir, le mérite est sans contredit le plus grand. Une multitude d’ennemis est le sort infaillible de tous ceux qui paraissent vouloir s’y distinguer. »