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ordinaire, avec un peu de sens, en pouvait dire. Peut-être était-il difficile de faire autrement ; la faute consistait à mettre à cette œuvre sage, mais terne, le grand nom de Salluste. C’est presqu’une profanation d’attribuer à un génie si personnel, si original, cette sagesse commune et ces jugemens vulgaires. Tel est le grand défaut du livre de De Brosses ; en réalité, cette histoire n’appartient à personne. Nous venons de voir qu’elle n’est pas de Salluste, quoiqu’elle en porte le nom, et, comme, pour être Salluste, De Brosses a négligé d’être lui-même, elle n’est pas de De Brosses non plus.

Il ne faudrait pas prétendre que, si l’ouvrage manque d’intérêt, ce soit uniquement la faute des événemens que l’auteur avait à raconter. La période que Salluste a choisie pour sujet de ses récits s’étend depuis la mort de Sylla jusqu’au moment où l’accord entre César et Pompée rend le pouvoir à la démocratie. Assurément, si on la compare aux temps qui précèdent et qui suivent, c’est-à-dire au terrible duel entre Sylla et Marius et aux dernières luttes de la république expirante, elle paraît moins animée et moins dramatique ; elle ne manque pourtant pas d’importance, elle forme un ensemble complet d’où ressort un grave enseignement. C’est une histoire qu’on pourrait intituler : Comment les restaurations échouent. Celle que Sylla avait entreprise semblait avoir toute chance de réussir ; elle était l’œuvre d’un politique profond, esprit ferme et cœur froid, sans scrupule et sans pitié, prêt à tout faire pour le succès. Il tenta d’arrêter la révolution par des moyens révolutionnaires ; ne pouvant espérer changer le parti qui lui était contraire, il n’hésita pas à l’anéantir : il massacra les chefs, il bannit les soldats et les dépouilla tous au profit des siens. Quand la place fut nette et qu’il n’eut plus un seul ennemi sur le forum, pour empêcher qu’il n’en pût renaître plus tard, il changea la constitution et abolit tous les privilèges que la démocratie avait obtenus en quatre siècles de combats. Sylla sentait bien qu’il jouait la dernière partie de la république ; il avait tout fait pour la gagner, et cependant elle fut perdue, tant il est difficile de remonter le cours des événemens et d’arrêter leur pente naturelle ! Il ne lui servit de rien de s’être donné tant de mal pour ne pas laisser d’ennemis après lui ; ce furent ses amis qui se chargèrent de détruire son œuvre. Personne n’y travailla avec plus d’ardeur que ce Pompée, son meilleur général, auquel il ne savait rien refuser, dont il avait flatté la vanité en lui donnant le nom de « grand » après sa première victoire. Ce fut lui qui, en s’alliant aux restes de la démocratie vaincue, lui rendit l’audace de réclamer et la force de reconquérir les privilèges qu’elle avait perdus. Voilà les événemens que racontait Salluste et De Brosses après lui. Ils sont loin d’être, comme on voit, dépourvus d’importance et d’intérêt ; mais De Brosses n’a pas su