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dispositions morales : « excès de religiosité, exaltation musico-humoristique poussée jusqu’à la folie, ironie morose, capricante, exotique, misérable ! » Sa vie intellectuelle se dépense en sensations musicales, en dissonances ; un coup d’œil jeté sur ce registre suffit pour vous montrer le somnambule de taverne dont l’imagination ne produit qu’à force de se surmener et doit ainsi naturellement enfanter bien des chimères. D’ailleurs Hoffmann ne voit que par les lunettes de son époque, affolée de psychologie romantique à peu près comme nos savans d’aujourd’hui sont affolés de psychologie simple. Il lui arrive de la sorte de découvrir dans le chef-d’œuvre une foule de choses que Mozart n’avait point mises ; mais, s’il y a beaucoup à laisser de sa glose, il y a aussi beaucoup à retenir, et c’est ce que fait l’interprétation nouvelle. Donna Anna, comme Chimène, a la mort de son père à venger, elle a de plus l’outrage infligé à son honneur dans cette rencontre à jamais fatale dont le récit de Mozart, — tragique, attendri, passionné, éloquent jusqu’en ses réticences, — semble ne pas vouloir omettre un détail. De cette heure maudite, inoubliable, sort tout le personnage. Cet homme qui vient de l’insulter, il faut qu’il meure.

S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

Attendra-t-elle jusqu’à demain pour l’aimer ? Question aussitôt résolue que posée, quand on pense que cet homme est don Juan. Mais don Juan a tué son père, elle le haïra, le poursuivra mortellement sans oser un seul instant s’interroger elle-même et chercher si quelque sombre et farouche amour, résultat d’une fascination indélébile, ne vient pas compliquer cette haine, et si l’amante jalouse ne se cache pas sous l’Euménide vengeresse. À l’exemple de ces héros et de ces héroïnes de l’antiquité, qui, pour vouer un ennemi aux dieux infernaux, faisaient le sacrifice de leur propre existence, donna Anna s’est vouée à la mort, elle sent que l’heure de don Juan approche et que, dès que cette heure aura sonné, la haine qui la consume s’apaisera, qu’il sera donné à la victime d’aller rejoindre son ravisseur parmi les ombres ; ; en attendant, point de calme, point de répit. Ceci nous explique comment, au sortir de ce damné bal, cédant au besoin de prier, elle s’achemine vers cette chapelle voisine de l’endos funèbre du commandeur. Ottavio, toujours prodiguant les consolations et les douceurs, l’accompagne : tergi il cigliq, o vita mia ! Voilà donc le décor justifié par la présence des deux principaux personnages ; ce qui touche les autres importe moins, car du moment que donna Elvire et Leporello sont entrain de s’égarer, que berline et Mazetto courent à l’aventure à la poursuite de don Juan, il est clair que ces personnages peuvent se rencontrer partout.

C’est cette conception du caractère de donna Anna que Mlle Krauss s’étudie à reproduire. Lorsqu’elle voulut bien nous consulter naguère à ce