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sujet, nous l’engageâmes à n’obéir qu’à ses propres réflexions et à son instinct. Ni son instinct, ni ses réflexions ne l’ont trompée. Une artiste de cette intelligence et de ce talent n’a pas besoin d’être tant renseignée ; une fois en possession de la pensée du maître, tout lui vient par surcroît, et le mieux est de l’abandonner à son mouvement. Des conseils et des remontrances, Mlle Krauss n’en avait eu que trop, il y a quelques mois, pendant qu’elle se préparait à jouer Valentine. On l’en avait littéralement assourdie ; c’était à qui s’évertuerait à régler son geste et ses intentions, à la munir des grands préceptes de la tradition : — Mlle Falcon faisait ceci, la Cruvelli faisait cela, tenez ferme à ce moment du troisième acte où vous serez attendue, et n’allez pas perdre la tête au fameux « reste, je t’aime ! » du quatrième acte. — N’oubliez pas d’être chaste et honnête jusque dans la passion, lui criaient les uns, — livrez-vous sans réserve à la force de la situation, disaient les autres, — si bien que tout ce beau tapage avait fini par la dérouter, et qu’il lui fallut quatre ou cinq représentations pour se reconquérir elle-même. Avec donna Anna, Mlle Krauss se trouvait en meilleure attitude, et les donneurs de conseils auraient eu mauvaise grâce à vouloir l’endoctriner à propos d’un rôle chanté cent fois en Italie, en Allemagne, à Paris même sur le théâtre Ventadour, et qui d’avance ne pouvait plus avoir de secrets pour elle. Aussi l’avons-nous vue dès le premier soir s’y affirmer de pleine autorité. Son entrée au premier acte est saisissante ; rien de plus tragique, de plus beau que sa colère, son désordre et ses cris. Comme elle s’acharne au malfaiteur, comme on sent déborder cette haine sans alliage dont nulle réaction, nul retour mélancolique ne tempère encore la frénésie, et dans la scène suivante, lorsque son désespoir étreint le corps inanimé de son père, quelle tendresse éperdue, quels accens ! Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu mener si vaillamment la sublime strette de ce duo ; ces traits lancés en toute vigueur, ces syncopes à plein gosier, c’est d’une puissance et d’une maestria qui vous enlèvent. La cantatrice et la tragédienne vont de pair tout le long du rôle. Dans le grand récit à don Ottavio, pas une nuance n’est omise, elle arrive à l’effet par les plus savantes transitions, et son cri de vengeance reste en harmonie avec la souveraine dignité du personnage, car donna Anna n’est point une Médée ni une Armide ; ses colères n’évoquent pas les trompettes de l’orchestre et n’en sont pas moins déchirantes. Mozart excelle à faire chanter les grandes dames ; comédie, drame ou tragédie, ses femmes vous ont des tournures d’archiduchesses. Écoutez cet air de vengeance et de haine, cette instrumentation si sobre, si discrète et d’une intensité si profonde ; combien d’autres à sa place eussent déchaîné les clairons et les trombones ! lui se contente de mettre en avant les hautbois, les bassons et les contre-basses, surtout les contre-basses ! Souvenez-vous du trait en imitation sur ces mots : vendetta