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Comment nier l’honneur qui revient à Cléopâtre de ces strophes échappées à l’inspiration d’un ennemi, d’un poète étroitement lié avec l’intimité d’Octave et sachant mesurer ses paroles ? Nulle récrimination infamante, pas un mot de cette trahison tant reprochée envers Antoine, pas une allusion à ces prétendues tentatives de captation exercées sur le cœur et les sens du neveu de César, et dont les Dion Cassius et les Florus nous importunent. Il n’est pas jusqu’à ce fatale monstrum qui ne porte en soi l’idée d’une grandeur surnaturelle, l’idée d’une de ces puissances intermédiaires dont se servent les dieux pour l’accomplissement de leurs secrets et terribles desseins. Aux yeux d’Horace, ce monstre fatal est une grande reine préférant le trépas à la honte, et qui, tombée d’un trône qu’elle eût voulu encore élever plus haut, accepte fièrement sa déchéance et dérobe son noble corps au triomphe d’Octave, forçant ainsi le vainqueur à n’enchaîner que son image. Ces beaux vers honorent aussi bien le poète que Cléopâtre, et le ton libre et généreux de cette ode, la grandeur d’âme qu’elle respire du début à la fin, rachètent bien des défaillances.

S’il est vrai, comme on le répète, que l’existence soit un combat, l’instant de la liaison avec Mécène fixerait le point où s’arrête pour nous la vie d’Horace ; plus aucun événement digne d’intérêt ou de remarque. Il aime à fuir la ville et son tumulte ; Mécène lui donne un bien à la campagne. Non loin de Rome est Sabinum, vallée ombreuse, qu’une chaîne de monts boisés abrite du nord et du sud ; un ruisseau y bouillonne frais et limpide, la Digentia, chère aux baigneurs. Aux vergers abondent les fruits, les chênes séculaires répandent l’ombre ; sur les versans paissent les troupeaux. La plus haute de ces collines se couronne des ruines d’un temple, derrière lequel Horace, couché dans l’herbe, le coude appuyé sur un chapiteau, écrit cette charmante épître à Fuscus Aristius sur les félicités champêtres : « Je t’écris ceci près du temple ruiné de Vacuna, fâché que tu ne sois pas auprès de moi, et content de tout le reste. » À la maison de maître se reliaient cinq fermes exploitées par de bons tenanciers et qui donnaient au poète un revenu fort honorable. Là, dans ce petit Ferney, vivait Horace, moins fastueux, moins bruyant que Voltaire, à qui par maints côtés il ressemble tant[1], mais non moins tranquille et non moins libre. Meum Tibur ! Avez-vous jamais erré par la campagne de Rome à la recherche de ces paysages du passé ? Qu’en reste-t-il ? Rien, si vous vous attachez à des vestiges particuliers, tout, si votre regard sait animer les perspectives, sonder, peupler les horizons. La maison d’Horace a disparu, de ce qui

  1. Penser au Voltaire des poésies légères.