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Ruy Blas ou Marion Delorme auprès des tragédies de Racine ? et combien ce piètre résultat contraste avec les hautaines prétentions de la préface de Cromwell ! L’art est libre, s’écriait-on au lendemain de 1830 dans l’ivresse d’un triomphe autant littéraire que politique. Oui, mais quel usage a-t-il fait de sa liberté ? On ne voit pas que, pour avoir aujourd’hui la bride sur le cou, les poètes dramatiques fournissent une carrière plus brillante. Dois-je avouer sur ce point mon pédantisme ? Cette malheureuse règle des trois unités, dont les romantiques ont si fort médit, m’a toujours paru singulièrement calomniée. A la prendre dans son vrai sens et en la débarrassant de toutes les exagérations dont les disciples inintelligens d’Aristote l’ont surchargée, c’est tout simplement la formule, un peu scolastique, j’en conviens, d’une vérité de bon sens : à savoir que l’action théâtrale doit être concentrée, et que l’intérêt ne saurait sans s’affaiblir se disséminer sur une trop longue période de temps, ni sur une trop grande quantité de personnages. Byron, qui certes dans la poésie lyrique n’a point refusé la fantaisie à son imagination, faisait tout le premier la distinction des deux genres. On sait qu’il se prononçait pour la règle des trois unités avec une telle vivacité que Jeffrey l’accusait plaisamment de faire pénitence sur le dos des auteurs dramatiques de ses propres licences morales et poétiques. Le silence gardé par Sainte-Beuve sur toute cette partie, la plus bruyante assurément de l’entreprise romantique, donne à penser qu’au fond du cœur et sans oser le dire il était plutôt de l’avis de Byron.

Ainsi, au plus fort de querelles littéraires dont l’imagination conçoit avec peine aujourd’hui l’âpreté, dans un temps où la défense comme l’attaque se laissaient emportera des exagérations qui font sourire, au lendemain du jour où les classiques adressaient une pétition au roi pour le prier d’interdire les représentations d’Henri III au Théâtre-Français, Sainte-Beuve, engagé fort avant avec les romantiques, se gardait cependant des excès qui ont failli jeter le ridicule sur leur cause, et donnait déjà des preuves de cet esprit de critique impartial et tempéré, souple dans ses points de vue, circonspect dans ses conclusions, dont il devait plus tard pousser l’exercice jusqu’au génie. Si marquée que fût dès lors cette vocation critique chez Sainte-Beuve, il est certain cependant qu’il n’en discernait pas très bien les indices. À cette date, ses études littéraires n’étaient pour lui, il en est convenu plus tard, que des exercices intellectuels, une manière de s’initier à la méthode et aux procédés des grands auteurs. Au fond de son cœur, il rêvait une autre gloire. Sainte-Beuve se crut poète longtemps, peut-être toujours. Il a raillé quelque part « le chantre de Moïse et d’Éloa inclinant son vaste front, moite et douloureux, et souriant à l’éloge avec une gracieuse amertume