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quand des femmes lui disaient : « Oh ! faites-nous des Cinq-Mars, c’est là votre genre. » Moins gracieuse peut-être, mais tout aussi profonde était l’amertume qu’inspirait à Sainte-Beuve la préférence décidée du public pour sa prose par comparaison à ses vers : « Aujourd’hui, disait-il à la fin de sa vie, on me croit seulement un critique ; mais je n’ai pas quitté la poésie sans y laisser tout mon aiguillon. »


III

Lorsque Sainte-Beuve récitait au cénacle quelques-uns de ses vers, il n’en était pas à ses premiers essais poétiques. Bien que le recueil intitulé Vie, pensées et poésies de Joseph Delorme n’ait paru qu’en 1829, la plupart des pièces qui le composent se rattachent manifestement à cette première époque de la jeunesse de Sainte-Beuve où il poursuivait, sous la direction de Dupuytren, ses études médicales et physiologiques. Les quelques fragmens où l’influence de Victor Hugo et du cénacle commence à se faire sentir sont d’une inspiration toute différente. Du reste la pseudo-biographie que Sainte-Beuve a mise en tête du recueil en fait foi. Il s’est, à vrai dire, personnifié dans Joseph Delorme, comme Goethe s’est personnifié dans Werther, au dénoûment près, car la phthisie pulmonaire et l’affection du cœur dont est mortellement atteint Joseph Delorme n’ont jamais troublé dans son équilibre la robuste santé de Sainte-Beuve ; mais, comme lui, Joseph, contraint par sa condition médiocre de choisir entre des professions qui lui répugnent également, s’adonne aux études médicales. Comme lui, il lutte contre les difficultés de la vie matérielle, comme lui peut-être, il éprouve des rebuts et des déceptions ; mais, au bout de ces infortunes, la ressemblance cesse, Joseph Delorme en meurt, Sainte-Beuve en guérit, et de toutes ces souffrances, réelles dans leur impression première, un peu grossies comme il convient pour la poésie, il fait un recueil que le Globe annonce mystérieusement par la plume de Charles Magnin, et auquel on prédit qu’il fera du bruit. Le recueil fit du bruit en effet et même du scandale, Sainte-Beuve en prenait assez volontiers son parti. « Ce malheureux livre, écrit-il à son ami M. Loudierre, a eu tout le succès que je pouvais espérer ; il a fait crier et irrité d’honnêtes gens beaucoup plus qu’il ne m’eût paru croyable. Mme de Broglie a daigné trouver que c’était immoral, M. Guizot que c’était du Werther jacobin et carabin. Il y a eu là-dessus scission et débats au Globe… N’est-ce pas glorieux et amusant ? » En revanche, il est un peu embarrassé vis-à-vis de l’abbé Barbe. « J’avais sur le métier un nouveau volume qui est fini maintenant et va s’imprimer, mais je te porterai tout cela à la fois ; c’est trop profane