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de sortir et de penser à autre chose qu’à ses vers. Il faut bien que je vous parle de lui. Ah ! bonsoir, ce masque me gêne ; vos vers, votre prose, vos sonnets, vos élégies, tout cela m’enchante. » Jouffroy lui-même, ordinairement si sobre dans l’expression de sa pensée, écrivait à Sainte-Beuve : « Ne doutez pas de vous-même, je vous en conjure ; vous êtes poète par le cœur, vraiment poète, et vous ne l’êtes pas moins par l’imagination. Votre style étincelle de beautés vives et naturelles qui relèvent les choses les plus communes et rajeunissent les plus fanées. » Ajoutez à cela quelques lettres de femmes qui, prenant ou feignant de prendre au sérieux la fiction, écrivaient à Sainte-Beuve que, si elles avaient connu Joseph Delorme, elles l’auraient consolé, et vous comprendrez sans peine que Sainte-Beuve ait pu être tenté de s’écrier : Anch io sono poeta.

Si les poésies de Joseph Delorme ont fait lors de leur apparition un peu plus de bruit et reçu un peu plus de complimens qu’elles ne le méritaient, en revanche elles sont peut-être tombées aujourd’hui dans un discrédit trop complet. C’est chose acceptée que les tentatives poétiques de Sainte-Beuve ont été de sa part une entreprise malheureuse, et qu’il n’y a gagné qu’un peu de ridicule. A les lire aujourd’hui avec une curiosité impartiale, les poésies de Joseph Delorme méritent une appréciation moins dédaigneuse. A première vue, on y reconnaît deux courans, deux inspirations bien différentes : l’une est pure et gracieuse, souvent heureuse d’expression et de sentiment, mais toujours d’imitation et de seconde main. Sainte-Beuve, qui avait beaucoup étudié les lakistes anglais, Wordsworth, Cooper et leur école, les traduit ou les paraphrase souvent, et, quand il ne les traduit pas, il les copie en reproduisant leurs tableaux d’amour idéal et de bonheur domestique. Sa meilleure pièce en ce genre est celle qui commence ainsi :

Toujours je la connus pensive et sérieuse,…


et dont la fin mériterait peut-être de rester gravée dans la mémoire de ceux qui aiment la poésie simple :

Ainsi passent ses jours, depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,
D’un cours lent, uniforme et pourtant solennel,
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.
Et moi, qui vois couler cette humble destinée
Au penchant du devoir doucement entraînée,
Ces jours purs, transparens, calmes, silencieux,
Qui consolent du bruit et reposent les yeux,
Sans le vouloir, hélas ! je retombe en tristesse :
Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
Turbulens, sans bonheur, perdus pour le devoir,
Et je pense, ô mon Dieu ! qu’il sera bientôt soir !