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établie une petite maison de thé. Les maîtres sont Japonais et les domestiques Aïnos. Il en est presque partout ainsi. Les Japonais de Yézo se servent de cette race inférieure comme de portefaix. Aussi les Aïnos évitent-ils le plus qu’ils peuvent de se mêler à la population qui les méprise, et vivent-ils isolés dans leurs forêts, se livrant à leurs seules occupations favorites, la chasse et la pêche.

Qu’il serait à plaindre, le voyageur qui se mettrait en route sans moustiquaire ! À Yézo, comme dans plusieurs contrées du Japon, on prétend n’avoir pas de moustiques, et en conséquence on n’a pas de moustiquaires ; mais la moindre expérience suffit à dissiper toute illusion à ce sujet, et même à travers la gaze ce n’est pas sans frémir qu’on entend le bourdonnement de ces légions conjurées contre votre sommeil. J’avais demandé des chevaux pour le point du jour afin d’éviter la chaleur, on me répond qu’il est impossible d’en avoir avant six heures, et, comme je me récrie, on m’apprend qu’il faut aller les quérir dans la forêt. En effet, il n’y a dans les villages ni écuries, ni fourrage. Les chevaux appartiennent non pas à un propriétaire, mais à une commune ; le soir, on les débarrasse de leur bât, qui est déposé sur des chevalets préparés à cette fin, puis on les lâche en les poussant à coups de gaule vers la forêt, où ils s’élancent au galop. Là ils errent au hasard, broutent ce qu’ils trouvent, et dorment comme ils peuvent, sous la pluie, le vent, la neige en hiver, les piqûres de moustiques en été. Le matin, un Aïno monté sur un cheval de garde resté au village se rend dans la forêt, fait un choix des moins éclopés, en nombre suffisant pour le service de la journée, les chasse devant lui jusqu’à un grand parc établi près de l’auberge. Là on prend le nombre nécessaire pour monter les voyageurs ; quelques-uns sont mis en réserve pour les relais probables de la journée, tandis que le reste regagne la forêt. On se figure ce que valent comme monture des animaux traités de la sorte, nourris de quelques pousses d’arbres et d’une herbe trop dure, dont le fer n’a jamais tondu le poil ni rogné la corne. En revanche, rien n’est plus étrange que d’en voir une troupe se ruer vers un village, chassés par quelques Aïnos galopant à cru sur des chevaux qu’ils conduisent à la voix et que seuls ils savent faire obéir. Les jumens sont escortées de leurs poulains, et, comme on ne veut ni priver ceux-ci de leur nourrice, ni se priver du service de la mère, on les laisse suivre les caravanes. Il m’est arrivé d’en traîner ainsi à la suite un ou deux, qui parfois se trompent, accompagnent une autre file, puis rejoignent à toutes jambes. Souvent ils perdent tout à fait la trace, ou tombent épuisés de fatigue. Plus d’une fois, le long des chemins, j’en ai rencontré sur le point de mourir ; qu’importe ? la forêt n’est-elle pas l’inépuisable haras ? L’une des richesses de