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REVUE. — CHRONIQUE.

Les Pensées de tout le monde, par M. Arnould. Frémy, l vol. in-18 ; Michel Lévy, 1875.

Ce n’est pas chose facile de combiner un recueil de pensées détachées. M. Arnould Frémy s’inquiète de voir que ce genre est délaissé comme ayant passé de mode, et il remarque avec raison que, tous les genres étant exposés au même abandon par le même motif, on en viendrait peu à peu à retrancher du domaine des lettres toutes les richesses dont s’honore la France. Non certes, le genre où ont excellé Larochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, ne saurait être condamné comme une forme d’où s’est retirée la vie. Joubert a montré au début de ce siècle comment ce genre pouvait être rajeuni à chaque période des sociétés humaines. Le modèle change, il faut changer l’image. L’essentiel en cette matière, ce n’est donc pas la nouveauté du cadre, c’est l’intérêt et la nouveauté du fond. M. Arnould Frémy a pensé que pour être neuf il n’était pas absolument nécessaire de viser au raffinement. C’étaient des raffinés autrefois (je pense surtout à Joubert) qui aimaient à condenser leurs observations, à les presser, à les réduire, pour les faire éclater en un jet de lumière. Derrière le groupe des lapidaires habiles à travailler le diamant, il y a place au soleil pour des ouvriers plus modestes. La nouveauté du recueil de M. Arnould Frémy, c’est précisément une modestie aimable, je dirai presque une sorte de bonhomie. M. Frémy avait débuté tout autrement, il y a une quarantaine d’années, quand il était l’ami et le confident de Stendhal. Pour ceux qui n’ont pas perdu la tradition des lettres contemporaines, cette tradition qui se brise à chaque génération et dont les anneaux jonchent le sol, c’est vraiment un piquant plaisir de parcourir ce recueil en évoquant de vieux souvenirs. On compare tout naturellement le fantaisiste d’autrefois, le chercheur de hardiesses et de singularités, à celui qui se fait honneur aujourd’hui de penser comme tout le monde, et on se demande en souriant ce qu’en dirait Stendhal. Cherchez-vous la critique littéraire, vous lirez des remarques comme celle-ci : « mieux vaudrait pour un peuple n’avoir pas du tout de littérature que d’avoir une littérature qui se borne à l’amuser. » Voulez-vous un propos d’observation politique et sociale, vous trouverez ces mots : « Il n’y a plus d’inférieurs dans ce siècle-ci, il n’y a plus que des sentimens inférieurs, » et tout à côté cette réflexion, commentaire si vrai de la précédente : « quand on aime vraiment le peuple, il est bien difficile d’être aimé par lui. » Enfin êtes-vous curieux de savoir quelque chose des idées philosophiques de l’auteur, voyez-le consigner cette observation pénétrante, d’où se dégage un pressentiment d’un ordre élevé : « une des conditions les plus misérables de notre pauvre destinée humaine, c’est de songer qu’il est bien peu d’êtres supérieurs qui ne quittent cette terre avant d’avoir