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accompli à peine un quart de leur besogne. Où vont-ils donc pour accomplir le reste ? » — Où ils vont ? C’est le secret de celui qui possède la vie ; mais il est certain qu’ils vont quelque part et qu’il n’y a dans ce monde que des commencemens. Mme de Staël l’avait déjà dit ; seulement ce sont là des maximes dont on ne peut sentir toute la portée quand on ne les a pas vérifiées par des réflexions personnelles. Il faut que chaque génération y arrive à Son tour. C’est là ce qui fait l’intérêt du livre de M. Arnould Frémy.

Il est vrai que ces Pensées de tout le monde donnent prise à plus d’une critique. Nous ne parlons pas seulement des dissentimens inévitables, de tels ouvrages sont des conversations, et il est tout naturel que le lecteur se sente quelquefois provoqué à la riposte ; nous parlons surtout des pages où chacun, à moins d’y mettre vraiment de la mauvaise volonté, se trouvera trop parfaitement d’accord avec l’auteur. J’ai noté un certain nombre de maximes, qu’on est obligé de saluer comme de vieilles connaissances ; dès les premiers mots de la phrase, on a deviné la fin. Assurément l’écrivain n’est pas tenu de procéder toujours par révélation, il y a même de la bonne grâce à se donner comme le rédacteur des pensées qui appartiennent à tous. Il faut se souvenir pourtant que plus le fond est incontestable, plus la forme doit être personnelle. C’est là le grand point, et dans cette matière plus qu’en toute autre : proprie communia dicere. Il y a trente ou quarante ans, lorsque certains amis de Arnould Frémy cherchaient à étonner l’esprit beaucoup plus qu’à le satisfaire, Gustave Planche, si juste appréciateur de l’originalité vraie, leur disait ici même : « Le plus ingénieux des paradoxes ne vaudra jamais la plus vieille des vérités. » Les voyant aujourd’hui pencher de l’autre côté, il leur dirait : A quoi bon répéter des vérités trop évidentes, si vous n’y mettez pas votre marque ? M. Arnould Frémy aurait pu facilement éviter cette critique, il n’avait qu’à faire un choix parmi ses pensées pour n’en prendre que le tiers ou tout au plus la moitié. S’il a laissé passer des choses qu’il eût arrêtées autrefois, je crois volontiers que c’est de sa part une faute volontaire plutôt qu’une négligence. Il lui a plu de se détendre après les efforts et les prétentions d’une autre période. En somme, et malgré nos critiques, on ne peut feuilleter ce recueil sans y rencontrer de la bonne foi, du bon sens, un apaisement d’esprit très marqué, ni sans y voir percer de sérieuses préoccupations patriotiques.

Saint-René Taillandier.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.