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son genre, et je lui ai toujours entendu dire que dans son état il fallait savoir mettre la ruse au service de la vérité et a-u besoin la duplicité à celui de la justice.

Nourri dans ces idées, j’eus une jeunesse sérieuse ; j’étudiai le droit avec mon père, et je l’appris par la pratique mieux que dans les livres. Il ne voulut pas que je fusse élève en droit proprement dit et que je me fisse recevoir avocat. Il craignait de me voir contracter l’ambition du barreau. Il disait qu’à moins de grandes qualités naturelles dont je n’étais pas doué, c’était un métier à mourir de faim. Il ne voulait pas non plus me voir devenir avoué, aimant mieux me léguer son cabinet d’affaires que d’avoir à m’acheter une charge. Malheureusement mon excellent père avait une passion, il était joueur et, au moment où j’allais lui succéder, il se trouva si endetté que je dus songer à trouver une occupation personnelle convenablement rétribuée. C’est alors que M. de Flamarande, qui avait eu plusieurs fois affaire à nous pour diverses consultations, me fit l’offre de me prendre aux appointemens de trois mille francs, défrayé de toute dépense relative à son service.

Mon père me conseillait d’accepter, et la place me convenait. J’eusse désiré seulement avoir le titre d’homme d’affaires, d’homme de confiance, ou tout au moins de secrétaire. Le comte refusa de me donner cette satisfaction. — Vous n’entrez, me dit-il, ni chez un fonctionnaire, ni chez un homme de lettres : je n’aliénerai jamais mon indépendance, et je ne me mêle point d’écrire. Il serait donc ridicule à moi d’avoir un secrétaire. Je n’ai besoin que d’un serviteur attaché à ma personne, assez bien élevé pour me répondre, si je lui parle, assez instruit pour me conseiller, si je le consulte. Le titre qui vous répugne est très honorable chez les personnes de votre condition, puisque votre père l’a porté longtemps ; en le repoussant, vous me feriez croire que vous avez des idées révolutionnaires, et dans ce cas nous ne saurions nous entendre.

J’entrai donc comme valet de chambre, et mon père étant mort peu de temps après laissant plus de passif que d’actif, je n’eus pas le choix de mon existence. Il s’agissait d’acquitter ses dettes au plus vite, car il m’avait enseigné l’honneur, et je ne voulais pas être le fils d’un banqueroutier. Je pris des termes avec les créanciers, mais ils exigeaient un certain à-compte. Je dus demander à mon maître s’il voulait bien avoir assez de confiance en moi pour me faire l’avance de quelques années de mes honoraires. Il me questionna, et voyant ma situation : — J’estime la probité, me dit-il, et j’entends l’encourager ; vous devez trente mille francs, je me porte votre caution afin que tous les ans vous puissiez vous libérer avec la moitié de vos gages. Vous prendrez ainsi le temps nécessaire