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Les journées de marche sont monotones dans la plaine nue et aride. Ici, comme dans la vie de mer, l’esprit ennuyé donne aux moindres incidens des proportions démesurées et un intérêt tout relatif que comprendraient difficilement ceux qui n’ont pas essayé de cette rude préparation aux petites joies du hasard. La rencontre d’un chacal, d’une bande de gazelles, sont les gros événemens de l’étape. Nous mettons deux jours à contourner les âpres contre-forts du Djebel-esch-Cheik, le Vieillard des monts, nom que les Arabes donnent à l’Hermon. Pas d’horizon, pas un arbre, pas une âme ; la lande, puis un pavé de rocher où le soleil réverbéré flambe comme en plein été. Vers le soir du second jour, le paysage s’humanise et s’étend. Nous descendons par une rampe abrupte, entre des collines boisées de chênes-verts et de beaux oliviers, dans un petit village au pied d’un château gothique dont les ruines paraissent considérables ; c’est Banias, l’ancienne Césarée de Philippe, à qui les Arabes ont conservé son nom plus antique de Panéas, la ville du dieu Pan, adoré dans ce site pittoresque. Un torrent sort en bouillonnant d’une grotte béante à la base d’une gigantesque paroi de rocher, et se cache humblement sous les platanes et les lauriers ; c’est le Jourdain, appelé à de si illustres destinées. Le fleuve sacré se forme de trois sources, le Nahr-Hasbeya, qui descend du village de ce nom, au nord de l’Hermon, le Nahr-Leddan, petit affluent, qui se joint bientôt au Nahr-Hasbani, sorti de la caverne dont je viens de parler ; mais quelle est l’étymologie de ce nom de Jourdain ? Le cas n’embarrassait guère le bon Joinville, arrivant comme nous « un soir à l’anuitier devant la cité que en appelé Bélinas, et l’appelé l’Escriture ancienne Cézaire Phelippe. En celle cité sourt une fonteinne que l’en appelé Jour, et emmi les plainnes qui sont devant la cité sourt une autre très bele fonteinne qui est appelée Dan. Or est ainsi que quant ces deux ruz de ces deux fonteinnes viennent ensemble, ce appelé l’en le fleuve de Jourdain, là où Dieu fu bauptizié. » — Les eaux se fraient un passage à travers des amas de décombres antiques, des substructions, des colonnes, des cippes et des stèles dédiés au dieu Pan, à ces forces mystérieuses de la nature qui se révélaient aux anciens, ici comme dans le Liban, par ces sources jaillissant d’une muraille de rocher. Le torrent chrétien culbute tout ce vieux monde païen, disparaît profondément sous un admirable fouillis de végétation où l’on entend à peine gronder ses eaux, s’attarde obscurément dans les marécages, où il s’augmente des sources perdues, s’égare un instant dans les lacs, et en ressort grand fleuve sous le ciel : image sensible du culte baptisé dans ses flots.

Nous le traversons sur une chaussée métamorphosée en aqueduc