Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelle des esprits, dans quelque route qu’ils fussent disposés à s’engager, il est probable que Sainte-Beuve n’aurait pas fait beaucoup de difficulté pour les suivre. Sa prétention avait toujours été d’être un esprit ouvert, sans préjugés, sans traditions, sans routine. Tout comprendre, telle était sa devise, et il n’était pas homme à se mettre en travers d’un courant, quel qu’il fût. Ce double parti-pris de réhabiliter la fécondité littéraire du régime impérial et de ne pas se laisser classer parmi les esprits arriérés et amoureux du passé, qui allait donner tant de vie et de jeunesse à sa critique, devait aussi le conduire à de singulières erreurs, pour ne pas dire à d’inexplicables complaisances. Passe encore qu’il ait défendu contre ses détracteurs M. Flaubert, et qu’il ait pardonné à quelques-unes des scènes de Madame Bovary en faveur de la triste, mais incontestable vérité de ces peintures de la vie bourgeoise. Il trouvait d’ailleurs quelques ressemblances entre les inspirations de M. Flaubert et celles de Joseph Delorme. « Et moi aussi, j’ai fait mon fiacre, » s’écriait-il après avoir lu un des passages de Madame Bovary, et il récitait avec complaisance à M. Levallois un de ses premiers sonnets ; cependant j’ai peine à croire à la sincérité de son admiration pour l’auteur de Fanny et pour ceux d’Henriette Maréchal. « Sur quels autels sacrifiez-vous ? » lui disait un jour à ce propos, et d’un ton de reproche, M. Morand. « Sacrificateur pour n’être point sacrifié, lui répondait Sainte-Beuve. Vous ne savez pas ; c’est un flot qui monte, et, si nous n’entrons pas un peu dans leurs eaux, ils nous submergeront. »

Ainsi, dans cet hommage payé par Sainte-Beuve au réalisme de l’école moderne, il entrait une part de calcul et de prudence. C’était un ressouvenir de cette timidité de sa jeunesse dont parlait M. Morand ; mais comment regretter cette concession quand elle nous a valu de sa part tant d’aperçus nouveaux, tant d’études charmantes, et quand nous ne lui devrions qu’une page, que je citerai ici, parce que Sainte-Beuve y marque la mesure et le temps d’arrêt qu’il ne faut pas dépasser dans la peinture de la vérité, oubliant un instant ses complaisances pour ceux qui étaient allés au-delà. « Réalité, tu es le fond de la vie, et comme telle, même dans tes aspérités, même dans tes rudesses, tu attaches les esprits sérieux et tu as pour eux un charme. Et pourtant, à la longue et toute seule, tu finirais par rebuter insensiblement, par rassasier ; tu es trop souvent plate, vulgaire et lassante. C’est bien assez de te rencontrer à chaque pas dans la vie ; on veut du moins dans l’art, en te retrouvant et en te sentant présente ou voisine, toujours avoir affaire à autre chose que toi… Il te faut le sentiment, un coin de sympathie, un rayon moral qui te traverse et vienne éclairer, ne fût-ce que par quelque fente ou par quelque ouverture… Il te faut encore, et c’est là le