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plus beau triomphe, encore qu’observée et respectée, je ne sais quoi qui t’accomplisse et l’achève, qui te rectifie sans te fausser, qui t’élève sans te faire perdre terre,… qui te laisse reconnaissable à tous, mais plus lumineuse que dans l’ordinaire de la vie, plus adorable et plus belle, ce qu’on appelle l’idéal enfin. Que si tout cela te manque et que tu te bornes strictement à ce que tu es, sans presque nul choix, et selon le hasard de la rencontre, si tu te tiens à tes pauvretés, à tes sécheresses, à tes inégalités et à tes rugosités de toute sorte, eh bien ! je t’accepterai encore, et, s’il fallait opter, je te préférerais ainsi, même pauvre et médiocre, mais prise sur le fait, mais sincère, à toutes les chimères brillantes, aux fantaisies, aux imaginations les plus folles ou les plus fines, — oui, aux quatre Facardins eux-mêmes, parce qu’il y a en toi la source, le fond humain et naturel duquel tout jaillit à son heure, et un attrait de vérité, parfois un inattendu touchant que rien ne vaut et ne rachète. »

Lorsque Sainte-Beuve écrivait cette page charmante, il avait déjà quitté depuis quelques mois le Moniteur officiel, et il était retourné au Constitutionnel, où il s’était engagé à faire paraître pendant cinq ans un article tous les lundis. Pour mieux être en mesure de satisfaire à cette obligation écrasante, il avait dû sacrifier sa place de maître de conférences, à l’École normale, fonction à laquelle il avait été nommé en 1857. Je ne serais pas étonné au reste que certaines tracasseries lui eussent été suscitées de ce côté. Quelque soin qu’il prît d’expliquer qu’il fallait distinguer en lui le critique et le professeur, obligés l’un « à chercher le nouveau et à découvrir le talent, l’autre à maintenir la tradition et à conserver le goût, » on comprend cependant que l’Université, justement pédante, pût s’inquiéter de voir le critique obtenir plus de crédit que le professeur, et ses élèves préférer ses articles sur Fanny à ses leçons sur Boileau. On est également fondé à croire que la grave rédaction du journal officiel s’était quelque peu effarouchée des hardiesses de sa critique, et que de ce côté-là aussi il avait rencontré quelques entraves. Pourtant toutes ces raisons n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la détermination qu’avait prise Sainte-Beuve au mois d’août 1861 d’abandonner le Moniteur pour le Constitutionnel. Cette détermination se rattachait chez lui à tout un plan préconçu dont il n’est pas malaisé de dérouler le dessein.

Deux années s’étaient écoulées depuis que la campagne d’Italie avait commencé à ébranler l’alliance autrefois célébrée par Sainte-Beuve de l’empire et de l’église catholique. À cette alliance avait succédé une période de lutte où les évêques et les écrivains catholiques prenaient les armes, tandis que l’empire recevait, pour remplacer ces bataillons défectionnaires, le renfort inattendu de la