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hardiesses de son langage, un long manifeste en faveur de la libre pensée. Dans ce discours, il traçait la configuration idéale de ce diocèse sans limites précises, « qui comptait des paroissiens jusque dans ceux de messeigneurs les évêques, » et qu’on baptisa le lendemain sous le nom de diocèse du bon sens. Il adressait aux fidèles de ce diocèse une sorte de mandement dans lequel il les conviait à s’allier dans une véritable croisade contre l’attitude agressive et militante du parti clérical. Dans ce discours, il ne laissait rien debout, ni la certitude de la loi morale, où il se refusait, avec Bentham, à voir autre chose qu’une convention utilitaire, ni le libre arbitre sur le sujet duquel il déclarait incliner vers les opinions de Hobbes, de Hume et de Tracy. Une seule chose était glorifiée, la recherche scientifique, désormais souveraine, et seule dépositaire de la vérité. Enfin il terminait cette profession de foi en déclarant (tout comme l’a fait récemment à la tribune de l’assemblée nationale l’orateur le plus disert du radicalisme) qu’il votait contre la liberté de l’enseignement supérieur, parce qu’en présence de tous les privilèges dont l’église catholique était investie, cette liberté créait pour elle un véritable privilège.

L’éclat causé par ce discours fut grand au dedans comme au dehors du sénat. Les fidèles de ce diocèse du bon sens, auquel Sainte-Beuve avait fait appel, ne demeurèrent point sourds à cette revendication hardie, qui les posait pour la première fois dans les régions officielles à l’état de puissance avec laquelle il fallait compter. De tous côtés, il reçut des lettres, des adresses, des témoignages d’adhésion ; mais parmi ces témoignages nul ne lui fut plus sensible que la démarche faite auprès de lui par un groupe d’étudians en médecine qui vinrent, au nombre d’environ deux cents, le remercier d’avoir pris la défense de leur école et de leurs professeurs. Sainte-Beuve les fit immédiatement entrer dans le jardin de sa petite maison. « Il y a longtemps que je l’ai pensé, leur dit-il, la seule garantie de l’avenir, d’un avenir de progrès, de vigueur et d’honneur pour notre nation, est dans l’étude, et surtout dans l’étude des sciences naturelles, physiques, chimiques, et de la physiologie. C’est par là que, dans un temps prochain et futur, bien des questions futiles ou dangereuses se trouveront graduellement et insensiblement diminuées et, qui sait ? finalement éliminées. Ce n’est pas seulement l’hygiène physique de l’humanité qui y gagnera, c’est son hygiène morale… À cet égard, il y a encore beaucoup à faire. Étudiez, travaillez, messieurs, travaillez à guérir un jour nos malades de corps et d’esprit. »

Les deux cents jeunes gens applaudirent à ces paroles, et parurent ravis par la perspective de cette élimination prochaine des questions futiles et dangereuses, c’est-à-dire en réalité de ces doutes et de