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les égards que l’auteur des Nouveaux Lundis devait à celui des Consolations.

Cette existence ainsi remplie n’était assurément pas sans douceur. Elle avait ses nobles jouissances de travail et d’étude. Elle avait ses légitimes satisfactions d’amour-propre et d’ambition récompensée ainsi que ses émotions de popularité flatteuse, Elle avait enfin ses plaisirs, dont Sainte-Beuve ne laissait pas de sentir depuis longtemps l’influence fâcheuse sur la vigueur de son esprit. « J’ai mes faiblesses, écrivait-il déjà en 1848 à M. Jean Reynaud ; ce sont celles qui donnèrent au roi Salomon le dégoût de tout et la satiété de la vie. J’ai pu regretter de sentir quelquefois que j’y éteignais ma flamme ; mais je n’y ai jamais perverti mon cœur. » Près de vingt ans s’étaient écoulés, et il n’était pas guéri de ses faiblesses quand il écrivait ces lignes : « La volupté est, on l’a remarqué, un grand agent de dissolution pour la foi, et elle inocule plus ou moins le scepticisme. La vague tristesse, qui sort, a-t-on dit, et s’exhale comme un parfum de mort du sein des plaisirs, cette lassitude énervante et découragée, n’est pas seulement un trouble pour ce qui est du sentiment, elle réagit aussi sur la chaîne des idées. Le principe de certitude en nous s’en trouve à la longue atteint et déconcerté, » Cette vague tristesse est la protestation de l’âme contre la victoire du corps, et c’est l’honneur de Sainte-Beuve de l’avoir quelquefois éprouvée : tantôt ce sentiment se traduisait par un coup d’œil de regret jeté sur son enfance. « Ma vie coule ou plutôt roule désormais, écrivait-il en 1863 à l’abbé Barbe : non degitur sed truditur œtas. Nous ne sommes plus très loin du but ; ce n’est pas à dire que nous le voyions beaucoup plus clairement. Le travail, qui est mon grand accablement, est aussi ma grande ressource. Chaque jour a sa tâche ; une corvée suit l’autre, et je n’ai guère le temps de regarder aux talons ; mais toutefois, entre le sommeil et la veille, dans cet intervalle où l’on trouve un peu de repos, sinon de l’oubli, il m’arrive souvent de laisser flotter mes pensées du côté de l’enfance et de la jeunesse, et là je revois les lieux, les matinées, les après-dînées du jeudi, les courses le long de la Liane, avec les entretiens sans fin, et les doctes et douces causeries d’un ami. » Tantôt c’est une exclamation de satiété et de lassitude : « La saturation, il y a un moment où cela vient dans ce repas qu’on appelle la vie ; il ne faut qu’une goutte alors pour faire déborder la coupe du dégoût. J’ai quelquefois pensé que, malgré le plaisir que je prenais à vivre depuis quelques années dans ce cercle heureux où je rencontrais un charme, je pouvais, moi aussi, en venir à cette disposition rassasiée où le cœur se noie. » Ce dégoût de la vie et de l’humanité, punition tardive de