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Monseigneur, oui. Pourquoi le dites-vous ? — Je le dis pour ceci : elle devait être mienne, mais il y eut une méchante reine en ce pays, qui tout nous a enlevé. » Si Froissart occupe ainsi le public de sa personne, c’est que le succès de son livre l’avertissait de son importance. En même temps qu’il prend goût à ce succès, il cherche à le rendre plus certain et plus solide. Il travaille sans cesse sa composition et son style. On trouve, dans la dernière rédaction de ses Chroniques, certaines préoccupations littéraires qui semblent nouvelles chez lui. Il cherche visiblement à donner aux scènes qu’il décrit un tour plus vif et plus dramatique. Il multiplie les entretiens, il introduit partout des discours directs, et ne dissimule pas qu’ils sont de son invention : « Il parla ainsi ou à peu près. — Ainsi répondit le roi ou dut répondre. » C’est le procédé des historiens grecs ou latins, et Froissart, qui ne les connaissait guère, les imitait sans le savoir. Par exemple, il se contentait de dire, dans la première rédaction, que « messire Robert d’Artois exhortait et conseillait sans cesse le roi d’Angleterre, pour qu’il voulût défier le roi de France, qui tenait son héritage à grand tort. » A la place de ces simples paroles, le manuscrit de Rome nous donne tout un long discours, avec un exorde insinuant : « Monseigneur et beau cousin, vous êtes jeune et d’avenir ; aussi ne devez-vous pas vous refroidir de demander votre droit et de réclamer, etc. » Dans le récit que Froissart avait fait d’abord de la bataille de Nevill’s Cross, il racontait comment le roi d’Ecosse, David Bruce, avait été pris par un écuyer anglais, Jean de Copeland, qui s’était hâté de l’emmener dans son château pour ne partager ni la gloire, ni la rançon avec personne. Il disait en quelques mots que la reine Philippe de Hainaut, régente en l’absence de son mari, et qui s’était tenue tout près de la bataille, avait écrit aussitôt à Jean de Copeland de lui remettre le prisonnier, mais que l’écuyer n’avait pas voulu. Ce passage s’est fort allongé dans la dernière rédaction, et nous avons tout un entretien entre les envoyés de la reine et Jean de Copeland. L’écuyer trouve beaucoup de bonnes raisons pour ne pas rendre le roi. « Dieu me l’a envoyé, » dit-il, et ce serait sans doute faire injure à la Providence que de ne pas sembler tenir à la grâce qu’elle lui a faite. D’ailleurs le roi est blessé et malade « il sera plus de trois mois avant qu’il puisse issir de la chambre. » Il mourait assurément en route, si l’on voulait le faire voyager trop tôt, et serait ainsi perdu pour tout le monde. L’écuyer obstiné finit par refuser nettement d’obéir à sa souveraine ; ce qui ne l’empêche pas de l’appeler avec un grand sérieux « la très redoutée dame, madame d’Angleterre. » — Le plus piquant de l’histoire, c’est que rien dans ce récit n’est vrai. Froissart s’est laissé tromper par des