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plusieurs années. Il eût aimé à se fixer à Florence, mais madame préférait Pérouse, et il y loua un vieux palais, près de cette admirable place où tant de monumens étalent leur magnificence. Il y vit du monde et ne montra plus la moindre jalousie. On passait les étés au lac, ce beau lac rose où Roger avait vu la lumière sous de plus heureux auspices que Gaston à Sévines.

Ce bonheur dura trois ans. Personne n’eût voulu croire qu’un drame poignant s’était accompli dans cet heureux intérieur. M. de Salcède était guéri et parti pour un voyage au long cours. Je voyais Gaston tous les ans : il grandissait, il était beau, il menait joyeuse vie avec les gamins de son âge. Il paraissait heureux, sa nourrice l’adorait, car il était doux et bon. J’avais donc l’esprit tranquille de ce côté-là, et je me disais qu’en voyant la comtesse si sage, si vertueuse, son mari repousserait ses propres soupçons et lui rendrait son premier-né.

J’essayai de l’y amener. — Jamais ! me dit-il, oh ! cela, jamais ! Comment pouvez-vous avoir une pareille idée à présent que j’ai un vrai fils, un beau garçon qui est ma chair et mon sang, et qui, devant Dieu comme devant les hommes, a le droit de porter mon nom et de perpétuer ma race ? Quoi ! j’irais lui donner pour aîné, pour chef de famille, un problème, un objet de doute, de honte et de douleur ? Non, non, jamais ! Je veux que le fils douteux vive dans l’ignorance de ses droits légaux, c’est-à-dire des droits illégitimes que la loi lui confère. Les ignorant, il ne les réclamera jamais.

— Jamais est un grand mot, monsieur le comte ! Le temps amène tant de choses imprévues !

— Celle-ci, reprit-il, est aussi sûre que peut l’être une chose humaine. Il s’agit seulement de la compléter, car nous sommes trois dans le secret, et la nourrice, n’étant plus nécessaire, est de trop dans nos affaires. L’enfant a maintenant trois ans, il est temps de l’isoler de cette famille que je lui ai provisoirement donnée. Vous allez partir pour le chercher, et vous le conduirez n’importe dans quel autre milieu, où vous vous arrangerez de façon qu’il arrive absolument inconnu et soit élevé en paysan ou en ouvrier, en homme du peuple enfin. Puisque vous vous intéressez à lui, faites que son éducation soit morale et qu’il ait le moyen de s’établir un jour dans l’humble condition que je lui assigne. Je fournirai l’argent nécessaire, mais que j’î n’entende plus jamais parler de lui, ou malheur à lui !

— Alors, répondis-je consterné, que monsieur le comte veuille bien me donner ses instructions écrites comme la première fois ; je m’y conformerai.

— Non, Charles, reprit-il de son ton le plus absolu. Plus d’in-