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moment d’achever le Magasin d’antiquités il disait à M. Forster : « Je suis le plus malheureux des êtres. Cette fin jette sur moi l’ombre la plus horrible, et j’ai toutes les peines du monde à me forcer d’avancer. Je tremble d’aborder cet endroit... Je serai bien longtemps à m’en remettre. Elle (Nelly) ne manquera à personne autant qu’à moi. Cela m’est si pénible que je ne peux vraiment pas exprimer le chagrin que j’éprouve. » Et, lorsqu’il se fut décidé à faire mourir le petit Paul (Dombey and Son), il passa la plus grande partie de la nuit à errer triste et désolé dans les rues de Paris, où il se trouvait alors. Il déclara même une fois à un critique, qui ne manqua pas d’en faire son profit, que tous les mots prononcés par ses personnages, il les entendait distinctement. C’était, ajoute M. Lewes, « le phénomène de l’hallucination. » En tout cas, ce phénomène-là est rare, et il serait bien à souhaiter qu’il se produisît plus souvent chez les romanciers : le public n’aurait rien à y perdre.

L’Angleterre semble avoir été du même avis, et à partir de la publication de Nicholas Nickleby elle mit Dickens au premier rang des écrivains dont elle attendait le plus. En effet, si le roman moderne depuis Walter Scott est, comme on l’a soutenu, tout entier dans le dialogue, où les personnages se dessinent et s’analysent eux-mêmes, la puissance que déployait Dickens dans cette partie considérable de l’art pouvait faire excuser bien des imperfections de toute espèce, soit dans l’intrigue, soit dans l’emploi trop fréquent de certains procédés dramatiques, soit dans l’abus d’effets comiques trop uniformes, soit dans la répétition des mêmes tics grotesques. D’ailleurs, si le romancier était quelquefois en défaut, l’humoriste ne sommeillait jamais. Comme naguère dans Pickwick, c’était à torrens que débordait la gaîté, tantôt ironique et mordante, tantôt fantastique et bouffonne, et toujours sous cette forme imprévue qui était un des grands charmes de ce jeune talent. A ce courant s’entremêlait un élément pathétique de bon aloi; on était pris par les entrailles, et, larmes de rire ou larmes de pitié, les yeux se mouillaient sans cesse. Et c’est là, pour le dire en passant, un point où Dickens se montrait supérieur à ses maîtres, Smollett et Fielding, et aux romanciers de l’âge précédent. Que Clarisse Harlowe et Paméla aient fait pleurer les plus beaux yeux du XVIIe siècle, il faut bien le croire, puisque de respectables traditions nous l’assurent; mais elles n’ont jamais fait rire personne, du moins au sens ordinaire de "ce mot. Et quant à Roderick Random, Tom Jones ou Joseph Andrews, ils n’ont ou plutôt ne justifient aucune prétention au pathétique.

Il y a quelque chose de touchant dans l’affection d’un grand public