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œuvre ineffaçable, combien je pensais que ce serait vraiment là s’élever au-dessus de la poussière de tous les doges dans leurs tombeaux, et se tenir sur un escalier de géans que Samson lui-même ne pourrait jeter à bas! » noble ambition qui, sous des formes différentes, fut celle de toute sa vie, et que le roman, comme il l’entendait, satisfaisait bien mieux que n’aurait pu faire le journalisme.

Ce fut en vain que M. Forster fit passer sous les yeux de son ami toutes les raisons les plus propres à le détourner d’une pareille entreprise, lui représentant que son talent et sa gloire s’accommoderaient mal de la responsabilité d’un journal quotidien. Dickens persista dans son projet, et résolut de mettre au service d’une nouvelle feuille la popularité de son nom. Le Daily-News, disait le prospectus qu’il avait lui-même rédigé, resterait libre de toute influence, de tout esprit de parti; il se dévouerait à la défense de tous les moyens rationnels et honnêtes qui peuvent aider à redresser les torts, à maintenir les droits légitimes et à avancer le bonheur de la société. Le journal, en demeurant fidèle à ce programme, ne devait pas faire regretter à Dickens l’appui passager que celui-ci lui avait prêté, et qui avait fait son succès; mais l’éditeur se lassa bien vite de ses fonctions. Le premier numéro du Daily-News avait paru le 21 janvier 1846, et le 9 février le romancier, « fatigué à en mourir, » cessait d’être journaliste et revenait à ses romans. Quelques mois après, il partait avec sa famille pour la Suisse, dont il avait déjà entrevu un coin, et qui l’avait enchanté, avec l’intention de s’établir à Lausanne pour voir si le Léman serait plus favorable à son travail que ne l’avait été la Méditerranée.

Si l’on veut garder une idée gracieuse et poétique de la vie de Dickens hors de Londres, c’est dans les lettres datées de Lausanne qu’il la faut aller chercher. C’est là surtout que l’homme se révèle derrière l’écrivain avec ce charme qu’éprouvèrent tous ceux qui l’ont approché. Jamais il ne s’abandonna davantage à ce qu’un personnage du dernier siècle appelait la douceur de vivre. Habitans et contrée, tout lui plaisait également. Il observait les mœurs, en traçait des tableaux délicats, faisait dans les environs de longues promenades soit seul, soit avec les nombreux Anglais qu’attiraient sa présence et la magnificence du site, et, quand son besoin si étrange de voir des rues devenait trop violent, il allait à Genève, où il retrouvait la sensation, si chère pour lui, de la lumière du gaz éclairant la nuit des visages humains. Quand il fallut partir après cinq mois de séjour, il se sentit tout malheureux, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il passa une partie de l’hiver de 1846 à Paris; c’était la première fois qu’il s’y arrêtait avec sa famille, et, malgré les