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théâtres, malgré l’accueil bienveillant qu’il reçut partout, il se trouva un peu dépaysé chez nous, où son nom était moins connu qu’il ne le fut plus tard. Ses jugemens sur la France s’en ressentirent : il devait les réviser dix ans après. Au printemps de la même année, il était de retour à Londres et achevait son roman de Dombey, satire amère et puissante de l’orgueil commercial, et dont l’effet fut très grand. C’est, au point de vue littéraire, le plus beau moment de la vie de Dickens. Tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans les lettres fréquentait sa maison, et Devonshire-Terrace a peut-être vu plus de visages illustres dans les deux mondes que toute autre demeure, depuis les « gens du Punch, » comme les appelait lord Brougham, jusqu’à Lytton Bulwer et Tennyson. Le succès des derniers livres du romancier lui permettait de regarder d’un œil moins inquiet l’avenir de sa nombreuse famille, et, pour l’assurer encore, il fondait le recueil périodique des Household-Words, où sous sa direction des écrivains de talent allaient pendant plusieurs années intéresser honnêtement de nombreux lecteurs. Enfin il mettait le sceau à sa réputation par la publication de David Copperfield.

C’est, de l’avis général, le chef-d’œuvre de Dickens, ou, pour mieux dire, c’est l’œuvre qui plaît le plus communément à tout le monde. On peut trouver qu’il y a plus de puissance créatrice dans Martin Chuzzlewit, plus d’intérêt pathétique et de grandeur dans Bleak-House ; mais il y a dans David Copperfield un ensemble plus heureux de qualités soutenues, plus de variété dans le ton, et dans les personnages une vérité plus humaine, parce que l’observation s’y présente sous des formes moins exagérées, tout en restant originale. « La vérité des écrits de Dickens, dit M. Ruskin, a été méconnue par bien des gens habitués d’ailleurs à réfléchir, parce qu’elle se montre sous les couleurs de la caricature, et fort à tort, car cette caricature, souvent grossière, ne porte jamais à faux. » Eh bien ! c’est dans David Copperfield que Dickens a fait le plus d’infidélités à son procédé habituel soit dans la création de ses différens héros, soit dans le développement de la trame romanesque où ils se dessinent. Les événemens s’y déroulent d’une manière plus conforme à la réalité de la vie, et le monde si varié où nous sommes introduits ressemble davantage au monde où nous nous agitons, tout au moins à celui dont nous concevons sans effort l’existence. Enfin, et pour emprunter le mot de Shakspeare, ce « lait de l’humaine bonté, » qui abonde partout chez Dickens, il en a mis ici la crème. De là l’attrait puissant et durable du livre, de là cette émotion où la pitié, le charme et l’admiration se confondent.