Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V.

La fortune de l’Apocalypse d’Esdras fut aussi étrange que l’ouvrage lui-même. Comme le livre de Judith et le discours sur l’Empire de la raison, attribué à Josèphe, elle fut négligée des Juifs, aux yeux desquels tout livre écrit en grec devint bientôt un livre étranger ; dès son apparition, elle fut au contraire adoptée avec empressement par les chrétiens et tenue pour un livre du canon du Vieux-Testament, écrit réellement par Esdras. L’auteur de l’épître apocryphe de saint Barnabé, l’auteur de l’épître également apocryphe qu’on appelle la deuxième de saint Pierre, y font des emprunts. Le faux Hermas paraît l’imiter pour le plan, l’ordre et l’agencement des visions, le tour du dialogue. Clément d’Alexandrie en fait grand cas encore. L’église grecque, s’éloignant de plus en plus du judéo-christianisme, l’abandonne et la laisse se perdre. L’église latine au contraire la lut avec avidité ; en retouchant légèrement un ou deux passages, elle en fit un livre chrétien très édifiant. Puis l’opinion est partagée. Les docteurs instruits, tels que saint Jérôme, en voient le caractère apocryphe et la repoussent avec indignation, tandis que saint Ambroise en fait plus d’usage que de n’importe quel autre livre saint, et ne la distingue en rien des Écritures révélées. Vigilance y puise le germe de son hérésie sur l’inutilité de la prière pour les morts. La liturgie y fait des emprunts. Roger Bacon l’allègue avec respect. Christophe Colomb y trouve des argumens pour l’existence d’une autre terre. Les enthousiastes du XVIe siècle s’en nourrirent. L’illuminée Antoinette Bourignon y voyait le plus beau des livres saints.

En réalité, peu de livres ont fourni autant d’élémens à la théologie chrétienne que cette œuvre anti-chrétienne. Les limbes, le péché originel, le petit nombre des élus, l’éternité des peines de l’enfer, le supplice du feu, les préférences libres de Dieu, y ont trouvé leur expression la moins adoucie. Si les terreurs de la mort ont été fort aggravées par le christianisme, c’est sur des livres comme celui-ci qu’il en faut faire peser la responsabilité. Ce sombre office si plein de rêves grandioses que l’église récite sur les cercueils vient en grande partie des visions ou, si l’on veut, des cauchemars du Pseudo-Esdras. L’iconographie chrétienne elle-même emprunta beaucoup à ces pages bizarres, pour tout ce qui touche à la représentation de l’état des morts. Les mosaïques byzantines[1] et les miniatures offrant l’image de la résurrection ou du jugement dernier semblent calquer ce qu’on y lit des « dépôts » d’âmes. L’idée qu’Esdras

  1. Par exemple celle de Torcello (photographiée par Naya, Venise).