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ne nous restera plus que nous-mêmes, nous mangerons notre bras gauche, et nous garderons le droit pour défendre nos femmes, notre liberté et notre religion contre le tyran étranger. Si Dieu, dans sa colère, nous refuse tout secours, alors même vous n’entrerez pas dans la ville; nous mettrons le feu de nos propres mains à notre cité de Leyde, et nous périrons tous ensemble dans les flammes, hommes, femmes et enfans. »

On aurait peut-être vu se renouveler à Leyde les horreurs de Sagonte et de Numance, la sublime folie de tout un peuple s’ensevelissant dans sa défaite ; mais ce dernier sacrifice fut épargné à l’héroïque cité. Par l’embouchure des fleuves et par les canaux dont les écluses étaient partout levées, la nappe d’eau qui couvrait une partie de la province de Hollande communiquait avec l’Océan. Au moment même des grandes marées d’équinoxe, les vents se mirent à l’ouest et soufflèrent en tempête; dans la nuit du 1 er au 2 octobre, cette flotte, qui était là échouée depuis plus d’une semaine, que les assiégés savaient et sentaient près d’eux, et dont ils entendaient le canon, cette flotte qui portait dans les flancs de ses navires les vivres impatiemment attendus sentit la vague la soulever et la pousser en avant. Le prince était venu encourager les marins; les âmes étaient montées au même paroxysme d’ardeur et de fureur guerrière que dans la ville. Les Espagnols au contraire, pressés sur une ligne étroite dans leurs redoutes, entre la ville et la flotte, s’effrayaient en voyant chaque jour s’élever les eaux. La panique s’empara d’eux; ils évacuèrent en désordre, au milieu de la nuit, une première forteresse dont l’artillerie eût suffi pour barrer le passage aux navires libérateurs. Ceux-ci n’étaient plus qu’à une demi-lieue de Leyde; mais la forteresse de Lammen, la plus redoutable de toutes, leur barrait la voie. L’amiral hollandais, non sans craindre un échec, se préparait à donner l’assaut vers le point du jour. Quand se leva l’aube, un silence de mort régnait dans la forteresse; Valdez s’était décidé à l’abandonner pendant la nuit.

La flotte entra dans Leyde le 30 octobre au matin. Les quais étaient couverts d’une population affamée. On jetait du pain de tous les vaisseaux au milieu de la foule. Beaucoup de personnes moururent étouffées pour avoir mangé trop avidement ; il fallut prendre des mesures pour éviter ces accidens. L’amiral, en mettant pied à terre, fut reçu par les magistrats ; on forma aussitôt une procession solennelle, bourgmestre et citoyens, aventuriers zélandais, gardes bourgeois, matelots, soldats, femmes, enfans, tout le monde se rendit sans délai à la grande église. Après la prière, l’immense congrégation entonna le cantique d’actions de grâces. Des milliers de voix commencèrent le chant; mais l’émotion générale,