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nous sommes si reconnaissans aux poètes qui tentent de nous enlever aux sublimes sommets de l’inspiration, qui s’efforcent d’évoquer devant nous les ombres des temps héroïques, des souvenirs de gloire, de force et de vertu. Celui qui entreprend une pareille tâche est sûr que beaucoup lui sera pardonné en faveur de la bonne intention. A défaut de génie, nous sommes assez disposés à nous contenter d’aspirations élevées et d’un honnête talent. Le drame de M. Henri de Bornier s’est donc présenté sous de bons auspices et a profité du courant qui nous ramène vers les œuvres sérieuses, sincères, vers les choses fières et hautes. Heureusement conçu, rempli de sentimens généreux et virils, il fait vibrer la corde nationale, et de temps en temps des vers pathétiques, sonores et bien frappés, remuent jusqu’au fond tous les cœurs. Malheureusement ce grand souffle n’arrive que par bouffées intermittentes; d’interminables tirades, pendant lesquelles l’action languit et l’intérêt s’en va, trahissent parfois que le poète s’est endormi et que le versificateur s’est glissé à sa place. On s’impatiente alors et l’on en veut au poète d’avoir le sommeil si facile, car il est des sujets qui obligent.

M. de Bornier a pris le sien dans l’une de ces vieilles chansons de geste où résonne un cliquetis d’armes et la voix d’airain de l’oliphant. Ce ne sont pas les preux que connaît l’histoire, ce sont les héros à demi légendaires de la Chanson de Roland qui se meuvent dans son drame, et on ne saurait lui en faire un reproche, car le poète est assurément libre de violer l’histoire, pourvu que les figures qu’il nous présente soient humainement vraies. M. de Bornier suppose encore que Roland a laissé une fille qui a été adoptée par l’empereur Charlemagne. De même il suppose que le traître Ganelon, le beau-frère de Charlemagne, qui a causé le désastre de Roncevaux, a échappé, grâce à un moine charitable, au supplice qui lui était destiné, et que, dévoré de remords, il vit sous le nom du comte Amaury dans un château des bords du Rhin, où il élève dans les principes de l’honneur et de la vertu son fils Gérald, un futur paladin. Gérald ignore le passé de son père, il partage l’horreur qu’inspire à tous le nom de Ganelon ; mais le hasard lui fournit l’occasion d’arracher des mains des Saxons l’aimable Berthe, la fille de Roland, et l’amour envahit son cœur. Son père, instruit de ses projets, lui ordonne d’y renoncer, quand Berthe elle-même, à la façon de Chimène, vient dire à Gérald qu’elle l’aime, et le faux comte Amaury ne trouve plus rien à répliquer lorsqu’il apprend que son fils veut partir afin de mériter par ses exploits la main de la nièce de Charlemagne.

Cette exposition, beaucoup trop longue, bien qu’elle soit semée d’incidens dramatiques tirés de la poignante situation du père de Gérald, remplit les deux premiers actes. Le troisième nous conduit à Aix-la-Chapelle, à la cour de Charlemagne, où un prince more, possesseur de la fameuse Durandal, l’épée de Roland, vient défier au combat les barons