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FLAMARANDE.

quaient d’originalité. Roger, qui commençait à taper très adroitement sur son piano et qui avait du goût, ne se gêna pas pour me dire que je n’y entendais rien, et se borna à admirer la patience de mon travail de luthier.

Je pris le goût des échecs avec l’abbé qui venait le soir me donner des leçons. Il me trouvait des dispositions, mais je ne réussis jamais à le battre. Enfin j’arrivai à prendre le goût d’écrire et j’essayai de composer des romans. Ce fut un amusement très énergique, mais très douloureux pour moi. Je retombais toujours dans les faits de ma vie personnelle. Je prenais le goût et le maniement de la forme, mais je n’avais pas d’imagination. Je ne pouvais rien supposer, rien deviner en dehors de ma propre expérience.

Un jour, — c’était en 1855, par une belle soirée de juin, je me rappellerai toujours cette date, qui apporta tant de changement dans mon existence morale. — J’étais au bout de mon courage. En proie à un véritable accès de spleen, je revenais d’une ferme où ma surveillance m’avait appelé, et je me dirigeais vers mon pavillon, où l’on m’apportait régulièrement des repas que je ne mangeais plus. Je suivais une falaise assez escarpée, et à chaque pas je me disais : Pourquoi vivre avec cette maladie incurable ? Il serait si facile d’en finir ! L’obsession devînt si forte que je m’arrêtai devant une coupure à pic et sentis le vertige s’emparer de moi. Je n’y résistai pas. Il paraît que j’étendis les bras comme si j’allais me précipiter. Je n’en eus pas conscience et ne saurais dire ni si j’avais la résolution du suicide, ni si j’avais encore assez de force pour vaincre la tentation. Il me semble que je rêvais. Peut-être que je parlai sans le savoir. Tout à coup une voix me fit tressaillir, et je vis en face de moi Mme de Flamarande qui me regardait avec effroi. Je recouvrai ma lucidité pour me découvrir et m’effacer contre le rocher afin de la laisser passer. Elle passa sans m’effleurer ; puis, s’arrêtant : — Est-ce que vous rentrez, monsieur Charles ? me dit-elle.

— Oui, madame la comtesse.

— Tout de suite ?

— À moins que madame n’ait un ordre contraire à me donner.

— Non, merci.

LIV

Elle fit quelques pas et se retourna encore. J’étais resté immobile et la suivais des yeux, ne me demandant pas où elle allait ainsi à l’entrée de la nuit, cela m’était devenu assez indifférent, mais pensant avec amertume à l’espèce d’intérêt que j’avais cru lire dans son regard et qui n’était sans doute qu’une illusion de ma rêverie.