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Je fus donc très surpris quand je la vis me faire signe d’aller à elle en même temps qu’elle venait vers moi.

J’obéis, et quand je fus près : — Pardon, si je vous rappelle » monsieur Charles, me dit-elle avec un sourire un peu contraint ; mais,… est-ce que vous êtes sujet au vertige ?

— Non, madame ; je m’en suis guéri.

— Ah ! c’est que… tout à l’heure il m’avait semblé… — et, s’interrompant, elle ajouta en riant : — c’est que j’ai le vertige, moi, et que je regrettais de m’être engagée seule dans un sentier pareil. Si ce n’est pas abuser de votre obligeance, je vous demande de m’accompagner à cette cabane que vous voyez là-bas presque sous nos pieds.

— Que madame la comtesse me permette de passer le premier.

— Passez, et donnez-moi le bout de votre canne en la tenant de l’autre bout. Si peu que je sente un point d’appui possible, je ne suis plus tentée de broncher.

Je la conduisis ainsi sans dire un mot jusqu’à la cabane d’un pauvre pêcheur malade à qui elle portait des secours. Je pensais malgré moi qu’elle avait là quelque rendez-vous et qu’elle m’autoriserait facilement àja quitter ; mais elle me pria d’entrer avec elle afin de la ramener après.

Elle entendait fort bien la charité ; elle n’était pas de ces femmes nerveuses qui surmontent violemment et inutilement le dégoût de la maladie et de la misère. Elle ne paraissait pas éprouver ce dégoût, mais ne faisait rien de superflu pour le braver. Elle envoyait le médecin ou le chirurgien et ne touchait une plaie que quand personne ne savait s’y prendre dans la famille. Elle n’allait en personne chez les malheureux que pour leur témoigner de l’intérêt et connaître leurs besoins. Elle y mettait une grande simplicité et se faisait aimer sans faire de frais pour poser la bonne châtelaine.

Au bout de quelques momens d’entretien avec le malade et sa femme, elle reprit avec moi le chemin du château par la plaine ; c’était plus long, mais plus sûr, disait-elle. Je marchais derrière, je n’avais pas encore abjuré avec elle mes habitudes de domesticité ; elle s’en aperçut et me dit sans affectation : — Le chemin est assez large, donnez-moi donc le bras, monsieur Charles, on ne voit plus très clair à se conduire.

Je lui présentai mon bras en silence. Une méfiance profonde s’emparait de moi. — Elle sait tout, pensais-je ; donc elle me hait ou me craint. Peut-être Salcède s’est-il enfin aperçu de la substitution de son talisman. Elle veut le ravoir.

Mais elle me parla avec un grand naturel de toute autre chose que d’elle-même. Il ne fut même question que de moi. Elle ne marquait pas l’inquiétude que je lui avais supposée. Elle paraissait eu-