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La vie que l’on menait à Ménouville était fort restreinte. Monsieur avait effectivement fixé le chiffre de la dépense. Il ne voulait pas, disait-il, encourager les fantaisies de Roger et laisser le champ libre aux gâteries de sa mère. Madame ne se plaignait jamais de rien et se privait gaîment de tout pour mettre au service de son fils toutes ses ressources personnelles, qui n’étaient pas considérables. Je trichais un peu à leur insu pour que Roger pût avoir chevaux et chiens sans que la mère fît trop retourner ses robes et relustrer ses rubans. J’avais su mettre assez d’ordre dans ma gestion pour que M. le comte trouvât de l’amélioration dans ses recettes sans se douter que certains excédans payaient les amusemens de Roger et les charités de madame. Elle l’ignorait, car elle s’y fût refusée en ce qui la concernait. Quelquefois elle paraissait étonnée, après avoir tout donné, d’avoir encore quelque chose ; mais elle n’y connaissait rien. Son mari l’avait tenue en tutelle au point qu’elle ne savait pas mieux calculer qu’un enfant.

Roger, tout en ne travaillant rien, apprenait pourtant beaucoup de choses. Il ne mordit jamais aux mathématiques et aux sciences abstraites. Il n’avait pas non plus de goût pour les sciences naturelles, mais il aimait la musique et la littérature, il lisait volontiers l’histoire et apprenait les langues vivantes avec une admirable facilité. Sa mémoire lui tenait lieu de grammaire, comme son instinct musical de théorie. Très bien doué, il plaisait tellement qu’on ne songeait pas à lui demander d’acquérir. Il acquérait pourtant dans la sphère de ses tendances par l’insufflation patiente et enjouée de sa mère, qui savait si bien l’instruire en l’amusant. Quand je lui exprimais mon admiration : — Je n’y ai aucun mérite, me répondait-elle. Il est si tendre et si aimable, si pur et si aimant, qu’on est payé au centuple de la peine qu’on se donne pour lui.

Cependant les passions commençaient à parler, et elles annonçaient devoir être d’autant plus vives que l’enfant avait vécu dans une atmosphère plus chaste. À un voyage que je fis dans l’hiver à Paris pour les affaires de la famille, je découvris des choses dont madame ne se doutait pas encore. À dix-neuf ans, mon Roger découchait déjà de temps en temps ; entraîné par des petites moustaches de son âge, il jouait gros jeu et nouait des relations plus que légères à l’insu des parens. Il fut forcé de me l’avouer ; je n’étais pas de ceux qu’on trompe. J’eus à payer quelques dettes que je ne pouvais faire figurer sur mes comptes et dont je lui avançai le montant sur mes économies ; elles étaient très minces, et il comprit qu’il n’y pouvait recourir souvent. Il jura de se corriger, tout en pleurant et m’ernbrassant. Il me bénissait surtout de lui garder le se-