chaque village en décore ses notables à tort et à travers. Sellers a la mine militaire; c’est au reste le type du hâbleur par excellence, et du spéculateur incorrigible qu’aucun obstacle n’arrête, qu’aucun échec ne lasse; sa bonne humeur est aussi invincible que la faculté qu’il possède de se tromper en trompant les autres. Il dit, et les choses apparaissent à son interlocuteur sous le jour où il les voit lui-même, riantes, pleines de promesses. Ne pouvant rendre les siens riches et heureux au gré de ses désirs, il leur persuade du moins, en les mettant sur la paille, qu’ils n’ont rien à désirer. Ses poches sont pleines d’entreprises colossales qui jamais n’aboutissent; il nourrit sa famille de navets crus sous prétexte d’hygiène, et une chandelle allumée remplace le feu dans son poêle vierge de combustible. Tout est illusion chez les Sellers: les dollars n’apparaissent que dans les discours imagés du chef de la famille; mais là ils ruissellent par avalanches. Sellers est la personnification du humbug; il vit d’expédiens avec une impudence qui, loin d’être comique, dégoûterait le lecteur français. Nous sourions attendris à telles ruses qu’un dévoûment aveugle et le respect de la maison de son maître inspirent au vieux Caleb: les moyens audacieux qu’emploient volontiers certains bohèmes de Murger pour satisfaire leurs fantaisies de plaisir nous trouvent indulgens : la jeunesse, l’esprit, la gaité, sont de si belles excuses ! mais comment qualifier la conduite d’un meurt-de-faim sur le retour, lourdement bavard, menteur par état, la bouche toujours pleine de chiffres et de prospectus, n’ayant que l’effronterie de l’intrigue sans en avoir les talens, et dont l’industrie consiste à guetter les étrangers au passage pour leur proposer des coups de fortune impossibles en même temps que des rafraîchissemens qu’il a soin de leur faire payer ! Aux États-Unis, cet imposteur de bas étage est un gentleman malgré tout, et sa fausse bonhomie parait gagner les auteurs mêmes du roman, qui dénoncent avec une secrète indulgence ses méfaits, rachetés sans doute à leur gré par des bons mots dont rougirait notre type traditionnel de commis-voyageur. Nous n’en avons recueilli qu’un qui mérite d’être cité. « Si l’on vous rendait justice, lui dit-on, vous siégeriez au congrès. — Je ne crois pas que rien dans ma conduite ait jamais autorisé personne à m’insulter de la sorte, répond le colonel avec l’accent de l’innocence outragée. » Ceci donne la mesure du degré d’estime qu’accordent à l’assemblée des représentans de leur pays MM. Mark Twain, Dudley Warner et plusieurs autres.
La fortune, si capricieuse à son égard, est relativement favorable au colonel lorsque ses amis du Tennessee viennent le retrouver; il associe Silas Hawkins à un élevage de mulets très productif, de sorte que les nouveau-venus peuvent bientôt faire construire une