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revient par habitude à ses professions de négrophilisme : — Gardez cela pour votre prochain discours, lui dit Laure en bâillant; vous savez très bien que je m’en moque autant que vous vous en moquez vous-même. — La flirtation devient entre les mains de cette fille avisée un puissant auxiliaire de la politique. Au reste, chacun de ceux qui tombent dans ses pièges s’imagine lui avoir tourné la tête. Bien qu’on l’accuse tout bas d’allures un peu libres et qu’elle soit soupçonnée de lobbyisme, — quelle femme belle et distinguée échappe à la médisance? — Laure voit les prétendans affluer autour d’elle, mais elle paraît décidée à ne se jamais marier, et son chemin est, dit-on, pavé de cœurs brisés sur lesquels ses petits pieds courent lestement à la victoire. Hélas! au moment où le sénateur se félicite le plus d’avoir gagné à sa cause une missionnaire aussi zélée, l’assurance, l’orgueil, le génie de miss Hawkins s’effacent comme par enchantement ; elle a rencontré dans le monde celui qui, des années auparavant, s’est joué de sa confiance et de son amour; il vit, il ose se montrer à elle.

Un mélange de haine et de passion frénétique se réveille dans ce cœur ardent; l’intrigante oublie son rôle, il ne reste qu’une femme éperdue et sincère. Selby est venu à Washington, comme beaucoup d’autres, réclamer une indemnité pour des cotons détruits pendant la guerre; sous prétexte d’affaires, elle obtiendra de lui un rendez-vous. Il dépend de cet homme que les liens rompus une fois se renouent; mais, si Selby est capable de s’attarder encore auprès d’une maîtresse dont les succès flattent sa vanité, il ne peut songer sérieusement à abandonner femme et enfans pour elle. — Il l’abuse cependant par des promesses dont elle ne tarde pas à reconnaître la fausseté ; ce jour-là, Laure n’a plus rien à ménager. Selby a tué tout ce qu’il y avait de bon en elle; il est le meurtrier de sa conscience, et de son honneur, elle lui prendra en retour sa déloyale vie et ce ne sera que justice. Un matin, le paragraphe suivant flamboie dans les journaux : « Meurtre abominable! tragédie dans le grand monde! Deux coups de pistolet tirés par une beauté à la mode sur un officier confédéré de distinction pour cause de jalousie ! » Puis les détails du crime.

C’est à l’heure même où la grande escroquerie concernant l’université nègre du Tennessee est sur le point de réussir ; la chambre a voté le projet après de furieux combats; il ne faut plus que l’approbation du sénat, et Dilworthy compte sur l’esprit de corps qui domine dans cette assemblée; encore faut-il attendre la prochaine session. Laure est sous les verrous, s’instruisant auprès de ses avocats sur la marche ordinaire de la procédure criminelle, et rassurée par la pensée qu’elle tient entre ses mains bien des secrets et bien