Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/371

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

(22 février 1812). On a vu sa douleur lorsqu’il se crut relégué en 1809 parmi les vétérans. Non, ce n’était pas lassitude et dégoût de la guerre, c’était pressentiment des calamités publiques et de ses propres malheurs. Il ne pouvait s’arracher à ce beau jardin qui abritait son foyer. « J’errais, dit -il, d’une colonne du péristyle à l’autre, d’arbre en arbre, de plante en plante, fixant sur chacun de ces objets de longs regards, comme sur des êtres que je voyais pour la dernière fois, comme sur des témoins d’un bonheur près de m’échapper, et leur disant involontairement un dernier adieu. S’il existe des pressentimens, c’en était un : je ne devais plus voir cette retraite… » Si pénibles lui furent ces adieux qu’une fois le sacrifice consommé il éprouva un soulagement. C’en est fait, il n’y a plus à regarder en arrière, le voilà jeté de nouveau dans les glorieux hasards. Il a précédé l’empereur en Pologne, il le reçoit à Posen, à Thorn, à Danzig, et ainsi jusqu’aux bords du Niémen, où va recommencer la guerre. « Nous marchions, — c’est lui qui parle, — nous marchions vers cette grande catastrophe, où finirent avec l’année 1812 l’armée et la fortune de la France ! »

On sait avec quel éclat s’ouvrit une expédition si funeste. On se rappelle ces gigantesques apprêts, ces armées magnifiques, ces revues éblouissantes. Pour Ségur, dès le début, la campagne fut pleine d’accidens cruels et de sinistres avertissemens. Près de Krowno, il avait pu embrasser son frère, alors capitaine au 8e hussards, qu’il n’avait pas vu depuis bien des années. Trois jours après, comme il arrivait à Vilna, Duroc l’appelle et, en lui serrant la main d’une façon expressive, lui apprend qu’à 2 lieues au-delà, imprudemment lancé dans un bois par son général, son frère vient de se heurter contre trois régimens de la garde russe. Sa compagnie a été écrasée ; lui-même a disparu. Ségur court à l’endroit indiqué, il y trouve le 8e hussards encore rangé en bataille devant le bois où a eu lieu cette malheureuse charge ; il s’engage sous les sapins jusqu’aux pentes sablonneuses où les soldats de son frère ont succombé. Il voit les cadavres déjà dépouillés, des débris d’armes, des lambeaux d’uniformes souillés de sang. Dans chacun des morts, il craint de reconnaître son frère. En voici plusieurs dont la figure est cachée dans le sable ; ils sont grands, ils ont les cheveux noirs, il était noir aussi et de haute taille, celui qu’il cherche, celui qu’il voudrait bien ne pas trouver. Va-t-il donc le ramasser là ? Quelle angoisse quand le hussard qui l’accompagne les saisit par les cheveux et retourne brusquement leurs têtes ! Il s’assure enfin que son frère n’est pas resté sur le champ de bataille. Alors il se fait répéter les récits et les conjectures de ses compagnons d’armes. C’est comme une enquête à quelques pas de l’ennemi. Tous ceux du régiment qui