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l’ont suivi des yeux l’ont toujours aperçu à la tête de ses hommes au plus fort de la mêlée. Celui-ci l’a vu tomber frappé d’un coup de lance, se redresser, combattre encore et retomber de nouveau ; celui-là croit être sûr que des officiers russes se sont jetés sur lui et l’ont entraîné au galop de leurs chevaux. Qu’est-il devenu ? La forêt a caché le reste. Ségur n’abandonnera point son frère. Il y avait défense expresse de communiquer avec l’ennemi ; , il insiste, et obtient un parlementaire. Il écrit quelques mots à la hâte, forme une bourse, en charge le domestique de son frère, puis, avec cet homme et le trompette, s’enfonce dans la forêt qui sépare les deux avant-gardes. Bientôt le trompette et le domestique sont au milieu des vedettes russes, tandis que Ségur attend à la lisière de la forêt. Il y demeura toute une heure.

Vous rappelez-vous Eudore, aux lueurs blanchissantes de l’aube, étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois, en face de l’armée barbare ? Vous souvenez-vous de Vauvenargues écrivant à Hippolyte de Seytres et lui remettant sous les yeux les scènes de leur campagne de Bohême, la garde à faire au bord d’un fleuve, la pluie éteignant tous les feux, le jour qui vient, les ombres qui s’effacent, les gardes relevées, la rentrée au camp, enfin au milieu de tout cela les réflexions philosophiques du jeune soldat et les enseignemens qu’il recueille ? Ces poétiques pages me sont revenues à la pensée, mais avec une impression bien plus vive encore, avec l’impression d’une réalité poignante, lorsque j’ai lu dans Ségur le récit de cette grand’garde. « Pendant cette heure cruelle, la plus longue de ma vie, seul, et abrité par les derniers arbres qui bordaient la plaine, en proie à mille pensées fiévreuses, la destinée si changeante de notre famille d’une génération à l’autre se représenta à mon esprit. Cette Russie où je me trouvais pour la seconde fois, c’était pour y voir mon frère blessé et prisonnier en 1812 comme moi en 1806. Ainsi dans cette même contrée où, près de l’une des plus illustres souveraines des temps modernes et au milieu de la cour la plus somptueuse, notre père, alors ministre de France près de Catherine II, avait brillé pendant cinq ans d’un si vif éclat, le sort voulait que ses deux fils ne pussent pénétrer que blessés, terrassés et traînés captifs ! Cependant l’heure s’écoulait. Le crépuscule vint et avec lui une nouvelle inquiétude. Les Russes gardaient-ils prisonnier mon parlementaire ? Moi-même, officier-général qu’ils savaient là seul et sous leur main, n’allaient-ils pas me saisir aussi ? J’avoue que, involontairement et en dépit d’un devoir impérieux, cette chance ne déplaisait pas à mon impatience de revoir mon frère, lorsqu’enfin j’aperçus un cavalier venir à moi… » C’était le trompette, rapportant quelques lignes tracées par un officier russe