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à l’adresse du général de Ségur : son frère, lui écrivait-on. n’était que prisonnier ; ses blessures étaient graves sans être mortelles, son nom et son intrépidité lui assuraient une captivité douce et honorable. — Ainsi, dans ce malheur, tout finissait pour le mieux ; la courtoisie généreuse de l’ennemi avait répondu à l’ardente sollicitude du frère. N’est-ce pas là une page touchante ? L’auteur la termine par ces mots qui achèvent de nous montrer son cœur : « ah ! je respirai enfin, déchargé d’un poids insupportable. »

Accablé de ces émotions violentes, Ségur s’en retournait à Vilna d’un mouvement presque machinal, quand un coup de feu suivi d’une grande rumeur réveille son attention. C’était aux approches du petit village de Miednick. Il met son cheval au galop et court vers l’endroit d’où vient le bruit. Au milieu de la rue du village un de nos fantassins était étendu mort, sa cervelle sanglante hors de la tête. On sait quelle est l’héroïque insouciance du soldat pour le camarade qui tombe à ses côtés, à peine a-t-on le temps de s’adresser un adieu du fond du cœur ; comme on est prêt à tout, on ne s’émeut de rien. Hodie tibi, cras mihi. Cette fois au contraire il y avait beaucoup d’agitation et de bruit autour du cadavre. Ségur apprit par les exclamations des soldats que le malheureux venait de se tuer. Un instant après, à quelques pas de là, un nouveau coup de feu retentit. On y court, c’est encore un suicide, et Ségur entend de la bouche d’un fantassin cette parole sinistre : « allons ! toute l’armée y passera ! c’est le quatrième d’aujourd’hui. »

Était-ce fatigue, regrets de leurs foyers, effroi des immenses espaces qui les séparaient de la patrie ? était-ce pressentiment des désastres vers lesquels on marchait ? ou bien était-ce simplement l’effet d’un climat qui démoralisait les âmes les plus fortes ? Les chaleurs de l’été russe, combinées avec l’humidité des régions polaires, sont bien autrement écrasantes que les chaleurs des zones tempérées. Ségur affirme que, dès nos premiers pas sur le sol de la Russie, dès le passage du Niémen, chaque jour, une chaleur tiède, lourde, réfléchie et doublée par un sable ardent, accablait l’armée en marche. Vers midi, quand le ciel chargé de nuages semblait s’abaisser, s’abaisser toujours, et peser sur la terre de tout son poids, l’atmosphère était véritablement étouffante. C’était là, dit-il, l’heure critique, l’heure des grands découragemens. On ne se relevait qu’au moment de la débâcle, quand cette masse énorme de nuages crevait en chaudes ondées. Cette démoralisation des pauvres soldats de Miednick, Ségur la comprenait d’autant mieux qu’il en avait lui-même éprouvé les premiers symptômes au passage du Niémen. « À mesure, dit-il, que ce premier et si désastreux orage s’était amoncelé, mon esprit s’était de plus en plus affaissé ; je m’étais senti près