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pour le berceau de Jeanne d’Arc, invoquèrent sa mémoire. » Je suis sûr que l’intrépide général n’y fut pas le dernier. Il suffit de le voir s’animer à ce récit, et, pour justifier la foi de ses compagnons, se lancer à fond de train contre les incrédules. Qu’on explique comme on voudra, par l’extase, par les hallucinations, qu’on explique naturellement et scientifiquement la merveilleuse vocation de Jeanne, « est-ce que tout cela, dit-il, supprimera du monde la Providence, Dieu, le créateur de toutes choses, qui les gouverne toutes, et dont la justice éternelle, soit qu’elle châtie ou protège, en a voulu ainsi l’enchaînement ? » Ce fut une occasion d’échanger des idées, de rapprocher les temps, de comparer l’invasion du XIXe siècle à l’invasion du XVe, et il ajoute que Voltaire n’y gagna rien. C’est en de telles heures surtout que le persiflage d’une grande figure nationale, amusement pour les sceptiques, faute vénielle pour les indifférens, apparaît vraiment comme une impiété détestable. Le lendemain 17 janvier, à midi, généraux, colonels, aides-de-camp, buvaient ensemble à Jeanne d’Arc, quand tout à coup un vacarme effroyable de piétinemens de chevaux, de cliquetis d’armes et d’imprécations en plusieurs langues fit retomber les verres sur la table. Évidemment c’était l’ennemi ; Ségur et ses camarades venaient de se laisser surprendre. Se pouvait-il cependant que le danger fût si proche ? Vaucouleurs, bâtie sur deux collines, occupe les deux rives de la Meuse réunies par un pont. La ville couvre la hauteur qui domine la rive gauche, un faubourg couvre la colline en face. Ségur et les siens, installés dans la ville, se croyaient donc protégés contre un coup de main par la rivière et par un détachement de grand’gardes. Il n’y avait pas à s’inquiéter de ce tapage. On allait donc reprendre les toasts à l’héroïne de Vaucouleurs, quand, à la hauteur de la croisée (nos convives occupaient un premier étage) on aperçut une lance et un bonnet à pointe. Aux Cosaques ! cria l’un des officiers français. Aussitôt chacun se lève et se précipite sur la place ; voilà nos gens, le sabre d’une main, la serviette de l’autre, tout prêts à châtier les téméraires.

L’échauffourée se dissipe en un instant ; les Cosaques repassent le pont et gagnent l’autre rive. Ce n’en est pas moins un sérieux avertissement. Il est clair que nos troupes, si longtemps accoutumées à l’attaque, ont désappris l’art de se défendre. On se hâte de réparer la faute : les faubourgs sont barricadés, les abords éclairés, les murs crénelés, et une sentinelle placée sur le clocher de l’église surveillera les mouvemens de l’ennemi. On oublia seulement de faire sauter une des arches du pont. Le soir, on s’endormit tranquille, et cette sécurité durait encore le lendemain 18 janvier, quand les éclaireurs signalèrent sur les hauteurs de la rive droite