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l’avait frappé comme un autre, il avait courbé sa grandeur, on se sentait plus à portée d’elle, il fallait lever les yeux moins haut pour l’envisager ; enfin, dépouillé de ce prestige d’infaillibilité qui avait tant ébloui, on le jugeait ! »

L’invasion du sol français commença le 20 décembre 1813. Ségur eut l’honneur de rester le dernier sur notre frontière du Rhin. Il faisait partie du corps d’armée du maréchal Victor, qui couvrait la retraite. Au risque d’être tourné à droite et à gauche par les alliés, Ségur, à la tête de sa cavalerie, prolongeait ses manœuvres défensives, lorsqu’il apprit subitement que tous les maréchaux avaient quitté l’Alsace depuis deux jours ; il n’eut que le temps de courir à Saverne, de gravir les pentes des Vosges, de traverser Phalsbourg et de rentrer en Lorraine. Quelques heures plus tard, il était prisonnier avec ses escadrons ou bien il succombait dans une lutte inutile. Généreuse imprudence qui nous le montre comme attaché par une force supérieure à cette frontière du sol natal ! on eût dit qu’il ne pouvait se résoudre à serrer une dernière fois la main de nos malheureux compatriotes. Les mêmes émotions l’attendaient en Lorraine. Il faut lire dans ses Mémoires le récit de cette triste journée du 10 janvier 1814 que termine à onze heures du soir un repas si lugubre. Quatorze années auparavant, dans la campagne des Grisons, Ségur traversant Augsbourg avait pris part à un festin que Moreau donnait à Macdonald. On se rappelle ce repas de vainqueurs, cette joie, ce mouvement, ces capitaines déjà illustres, l’héroïque ardeur qui les soulevait tous, et l’éblouissement des uniformes reflétant des éclairs de gloire. À ces images radieuses qui lui avaient révélé le monde issu de la révolution, Ségur oppose le dîner des vaincus le soir du 10 janvier 1814, au quartier-général de Rambervillers. Quel contraste ! au lieu d’un palais, une salle basse et humide ; au lieu d’un service étincelant, une table où de rares chandelles éclairaient à peine les mets les plus simples dans une vaisselle rustique ; au lieu de tant d’officiers-généraux resplendissant de jeunesse et d’or, un petit nombre de convives « couverts d’uniformes usés comme leurs figures. » Comme tous ces fronts, si fiers autrefois, aujourd’hui dépouillés ou blanchis, accusaient non pas les rigueurs de l’âge, mais les fatigues des guerres lointaines ! Surtout, que de sombres empreintes sur ces visages balafrés ! Quelle douleur « de voir notre patrie, jusque-là si conquérante, menacée à son tour de subir la honte et tous les maux de la conquête ! »

La retraite continuait toujours. Après avoir perdu le Rhin, nous perdions la Meurthe et la Moselle. Le 16 janvier, Ségur avec ses cavaliers passe la Meuse à Vaucouleurs. Vaucouleurs ! quel souvenir en de tels jours ! « Plusieurs de nous, dit-il, saisis de respect