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deux choses dans cet opéra, la symphonie et le drame, et peut-être bien est-ce trop si l’on considère les habitudes et les goûts du public de l’endroit. Pour nous autres gens délicats et curieux, toutes ces digressions ont de l’attrait, nous savons en prendre et en laisser et nous dire à propos d’un intermède musical ou d’un entr’acte : « Je reviendrai entendre cela ; » mais le public ne se paie point de semblables fantaisies, il ne passe rien, ou plutôt ne vous passe rien ; le public ne se réserve pas pour le lendemain. Il vous prête dès le début toute son attention, à vous de n’en point abuser. Souvent c’est le contraire qui arrive. On n’a point assez de se donner, on se prodigue ; on ouvre toutes les écluses. Déjà, au sujet du César de Bazan de M. Massenet, nous avons eu l’occasion de relever ce tort commun à la plupart des jeunes représentans de notre école. La ligne serpentine a son mérite, mais celle qui mène au but est la ligne droite, et j’en veux d’autant plus à M. Bizet de ces divagations instrumentales dont il se montre si coutumier, qu’elles escomptent en quelque sorte l’effet de la situation. On comprend ces ruses de guerre chez un spécialiste inhabile à parler la langue des passions, et cherchant à déguiser sous des fleurs d’éloquence et de virtuosité l’absence d’inspiration dramatique.

M. Bizet sera, quand il voudra, un homme de théâtre ; il nous le prouve à chaque instant dans Carmen. Les situations sont abordées carrément, développées, nuancées d’un tour parfait ; quoi de plus joli, de mieux en scène que le duo d’amour entre Carmen et José au second acte, de mieux venu que cette phrase délicieusement dite par Mme  Galli-Marié et M. Lhérie : là-bas, là-bas, dans la montagne ! J’aime aussi les couplets du torero, que M. Bouhy enlève haut la main, tout en s’y montrant, comment dirai-je ? un peu poseur, ce qui détonne légèrement avec le naturel des autres. Le quintette qui suit est de l’originalité la plus piquante et vous captive tout le temps par l’imprévu des harmonies, la variété des timbres de l’orchestre ; les voix tombent on ne sait d’où, ce sont des rhythmes en fusées, des éclairs en zigzags partant d’en haut et sillonnant la trame mélodique. Voulez-vous du pittoresque et voir revivre en chansons l’Espagne de Zamacoïs et de Fortuni, écoutez le chœur des picadors au premier acte, la marche des picadors au quatrième, et cette espèce de retraite dont le motif remplit le premier entr’acte ; suivez surtout la scène du campement dans la sierra. Au fond du théâtre, les bohémiens et les trabucaires vont et viennent. José, par intervalles, se rapproche de Carmen, qu’il importune de sa jalousie, de ses récriminations ; elle, cependant, déjà lasse de cet amour à l’aurore duquel nous assistâmes tout à l’heure et songeant à convoler à de nouvelles noces avec Escamillo le torero, rêveuse, presque sombre, interroge les cartes, qui ne lui disent rien de bon ; à ses côtés, ses compagnes font le même jeu , et les cartes inexorables la condamnent à mort, elle et le