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ton coude sur cette table, là, comme moi, et que ta main fasse courber la mienne en arrière.

— Jusqu’à l’épaule ? dit Espérance en souriant.

— Si tu peux ! répondit Roger moqueur. L’épreuve ne fut pas longue.

— Diable ! dit Roger, et sans me faire de mal ! Souple comme un gant ! c’est la vraie force. Je te rends les armes, mon garçon. Je n’embrasserai pas ta fiancée… sous ton nez du moins.

— Ni autrement, reprit Gaston avec sa douceur accoutumée.

— Tu crois que j’aurais peur ?

— Non, vous n’auriez peur de personne que de vous-même.

— Hein ? comment dis-tu ça ? s’écria Roger stupéfait, car Espérance avait quitté son accent, ce qui lui arrivait sans préméditation quand il sentait le besoin d’exprimer une idée plus élevée que ne le comportait le vocabulaire du paysan.

— Je veux dire, reprit Gaston sans se troubler, qu’avec la figure que vous avez, jamais vous ne ferez une chose lâche et mauvaise.

— Tiens, tiens ! dit Roger ému, assieds-toi donc là, toi, et dismoi un peu où tu as appris… à parler et à comprendre.

Je me hâtai de dire à Roger que ce jeune homme avait été élevé par un naturaliste qui habitait le voisinage.

— M. le marquis de Salcède ? dit Roger. On vient de me présenter à lui au donjon, et, se penchant à mon oreille, il ajouta : — L’amant de la baronne, ça saute aux yeux.

— Vous voilà habillé, lui dis-je, il faut retourner auprès de votre mère, qui doit être lasse de visites et pressée de vous voir seul après une séparation de six mois.

— Tu as raison, répondit-il, et je passerai une heure avec elle, après quoi je me coucherai de bonne heure, car je suis un peu éreinté encore de ma course de la nuit. Nous nous reverrons, dit-il à Espérance en lui tendant la main.

— Avec plaisir, répondit le jeune homme avec une cordialité où je vis percer une profonde émotion. Évidemment le brave cœur adorait déjà son frère, et, décidé à ne jamais lui rien disputer, il se donnait la joie de le servir pour être plus longtemps près de lui.

LXIV.

Je suivis Roger au donjon pour empêcher qu’il ne reprît Gaston dans la cour. Je voyais le jeune comte si préoccupé de ce jeune paysan que je craignais quelque découverte funeste au repos de sa mère. Mme de Flamarande était seule au donjon avec la baronne et M. Ferras ; Salcède avait pris congé d’elles. Madame me