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(qu’il me permette de trahir le nom modeste, enseveli par lui dans ce couvent) nous séduit par son instruction étendue, son élévation d’idées, son onction vraiment chrétienne. Il vit dans ce milieu de si peu de ressources pour un esprit comme le sien, isolé, froissé souvent, se consolant avec la bibliothèque, la correspondance de saint Jérôme, les couchers de soleil sur les montagnes d’Idumée et l’espoir de dormir un jour dans ce petit cimetière du cloître, où on le déposera revêtu de sa robe de bure, les mains en croix sur son vaillant cœur, près du berceau d’où sa tombe attend la résurrection.

La pluie me reconduit à Jérusalem : elle s’établit avec une persistance qui semble annoncer le commencement de la « saison des pluies, » mot qui a le privilège de faire frissonner le voyageur en Syrie. Il n’a plus qu’à fuir devant elle, s’il ne veut affronter cette démoralisation de l’eau, suffisante pour empoisonner toutes les joies du voyage à cheval. Aussi bien le paquebot passe dans trois jours à Jaffa, et l’Égypte miroite déjà devant nos yeux : il faut nous résoudre à faire nos malles, c’est-à-dire à renfoncer dans les sacoches des mulets nos trois chemises, nos livres et nos cartouches, et à partir demain.


26 décembre.

Je voudrais pourtant, avant de quitter Jérusalem, résumer la physionomie de l’étrange ville et l’impression morale qu’elle laisse. J’ai dit la désolation de son aspect matériel et la tristesse de ses abords ; j’ai éprouvé qu’on y vit en quelque sorte d’une vie rétrospective par les débris des âges passés qui racontent son histoire, que le promeneur le moins prévenu, en parcourant cette ville arrêtée dans le temps, se sépare tout naturellement de la pensée contemporaine et commerce familièrement avec les Juifs, les Romains et les croisés, qui parlent seuls dans le silence présent.

Mais du cadavre qui gît dans ce tombeau, l’âme a survécu. Si tous les bruits de nos villes se taisent dans celle-ci, si leurs conditions essentielles d’existence en sont absentes, il est un des côtés de l’activité humaine qui s’est développé avec une intensité exclusive, qui a confisqué à son profit tout l’effort de pensée des habitans et des hôtes de Jérusalem. Pour faire comprendre comment il vous saisit dans ce milieu au détriment de toute autre préoccupation, il faut demander à l’homme de notre temps un déplacement absolu de ses habitudes, de ses intérêts et de ses points de vue. Cet élément social à qui, chez nous, la place est mesurée chaque jour d’une main plus avare, et qui s’est maintenu à Jérusalem étouffant tous les autres, c’est l’élément religieux.

Le commerce, le luxe, l’industrie, ces grands soucis de toute