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agglomération d’hommes, n’existent ici que pour les nécessités premières et les objets de piété. L’agriculture est dérisoire, le pays exporte tout au plus quelques sacs d’olives. Le projet, caressé par des ingénieurs européens, d’un chemin de fer reliant Jaffa à Jérusalem est tombé et tombera chaque fois devant l’impossibilité d’alimenter la ligne, non moins que devant une sorte de réprobation morale, soulevée par cette association d’idées et de mots qui hurlent ensemble. Tandis que la plus petite bourgade du Levant, dévorée aujourd’hui par le démon de l’agio, a sa bourse dans un café ou dans un khan, Jérusalem n’en a pas ; les Grecs et les Juifs y vivent, ô miracle, sans « faire d’affaires. » Le plaisir est encore plus sévèrement banni que le travail de la cité sainte : l’hiver dernier, M. le consul de Russie ayant voulu donner un modeste bal, cette idée fut accueillie comme une monstruosité. Chacun garde, sous la pression de l’atmosphère générale, une certaine retenue d’actions et de paroles comme sous le coup d’un deuil commun ; on marche et on cause dans la rue comme dans une église ; on ne pense même pas aux distractions de nos villes, on s’étonnerait de les rencontrer ici. Il n’y a d’autres intérêts locaux que ceux qui se rattachent aux questions religieuses, d’autres séditions que celles nées au pied de l’autel, d’autres travaux intellectuels que ceux consacrés au prosélytisme et aux recherches théologiques.

Devine-t-on maintenant quelle doit être l’influence de cette atmosphère propre, de cette fermentation générale sur la masse des esprits ? comme dans tous les milieux particuliers, la vue se fausse, devient sujette à des grossissemens d’optique, et aperçoit toutes choses à travers le nuage environnant. Les intelligences attirées ici par la recherche ou la propagation de la vérité et celles qui y viennent remplir des fonctions publiques, utiliser des talens plus pratiques, des aptitudes à l’intrigue, procèdent autrement qu’ailleurs. Les esprits les plus sains y subissent une déviation sui generis, percent dans quelque direction baroque, s’adonnent à quelque manie : c’est ce qu’on a appelé la a folie hiérosolymitaine. » On va peut-être crier à l’exagération ; mais tous ceux qui ont pratiqué l’Orient connaissent bien le mot et la chose et trouveront dans leurs souvenirs, à l’appui de ces assertions, plus de vingt noms que les convenances ne me permettent pas de citer. Chacun a ou croit avoir son idée, toujours pénétrée par l’idée dominante : l’industrialisme lui-même ne se produit ici que teinté de piétisme. Sans parler des nombreux millénaires, recrutés surtout parmi les Juifs et les sectes américaines, qui viennent chercher à Jérusalem la restauration du royaume de Dieu et la régénération de l’humanité, on rencontre à chaque pas des personnalités étranges. Celui-ci fonde une église, cet autre se