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dans une perpétuelle et universelle décadence[1]. C’était, suivant lui, manquer à Dieu même que de supposer qu’il a fait une œuvre qui tend sans cesse à dépérir : si ce monde contenait un principe d’altération, il y a longtemps que sa vigueur serait épuisée. Il décrivait la marche du progrès comme on le ferait de nos jours. Assistant à un prodigieux développement des forces de la civilisation, Hakewill a ressenti l’impression que nous avons tous éprouvée devant les inventions extraordinaires de l’industrie moderne. Il en a été de même au XVIe siècle. L’invention de l’imprimerie et la découverte de la boussole ont eu au moins autant de conséquences que la découverte de la machine à vapeur. Hakewill cite encore avec admiration d’autres inventions plus modestes, mais qui ont ajouté soit au confortable, soit à l’agrément de la vie : les cheminées, les étriers, le papier, les lunettes, le sucre raffiné, etc. Du progrès physique, Hakewill passe au progrès intellectuel et moral. Tous les noms les plus illustres du XVIe siècle dans la philosophie, dans les sciences, dans les lettres, sont invoqués pour prouver que l’esprit humain ne dégénère pas. Dans l’ordre moral, il montre la société s’améliorant avec la religion; l’idolâtrie, les sacrifices humains, les cultes impurs ont disparu, les lois et les mœurs se sont perfectionnées. Nous aurions horreur, dit-il, des cruautés des Romains. Enfin la réforme lui sert à prouver le progrès religieux.

Un autre philosophe du même temps se rattache à Bacon, mais avec plus d’indépendance, et est encore cité avec honneur dans l’école écossaise moderne : c’est lord Herbert de Cherbury. Ce curieux personnage nous offre le contraste d’une philosophie sage et d’une vie étrange. Original par le tour de son esprit et par la variété piquante de ses aventures, il est en philosophie l’un des premiers précurseurs de la doctrine du sens commun. C’était le temps où les philosophes étaient non plus seulement dans les cloîtres et dans les écoles, mais à la ville et à la cour, mêlant la galanterie à la philosophie, la chevalerie aux lumières, et se piquant de savoir se battre tout autant que de bien penser. Notre illustre Descartes n’est pas si éloigné encore qu’on pourrait le croire de ce type du philosophe du XVIe siècle. Il ne laisse pas échapper l’occasion de nous apprendre qu’il est né gentilhomme et qu’il n’est pas, « grâce à Dieu, d’une condition qui l’oblige à faire métier de la science pour le soulagement de sa fortune. » Il mène une vie libre, voyageuse, curieuse, mêlée aux choses du monde, spectateur, il est vrai, plutôt qu’acteur, mais soldat et courtisan en même temps que savant, et sachant mettre, quand il le fallait, l’épée à la main.

  1. C’est le titre même de l’ouvrage de Hakewill : An Apology of the power and providence of God in the government of the world or an examination and censure of the common error touching nature’s perpétual and universal decay, Oxford 1627.