Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/600

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

situation morale et politique. Elle reproduit avec une sorte de naïveté un phénomène triste et redoutable, qui n’est peut-être pas étranger aux dernières catastrophes de la France, qui a éclaté dans le feu même de ces catastrophes, et qui tient évidemment à des causes profondes, lointaines. Le fait est que depuis longtemps, si l’on veut bien y prendre garde, il y a comme une diminution du sentiment sérieux de la vérité, une sorte de dédain ou d’oubli de la précision, de l’exactitude, qui se traduisent par un à-peu-près en toute chose, dans l’action comme dans la pensée. C’est l’esprit d’à-peu-près qui règne et gouverne sous toutes les formes et sous des noms divers. Il a remplacé dans l’enseignement les fortes méthodes et les vigoureuses disciplines par lesquelles se formaient les intelligences ; il s’est substitué à la critique dans les jugemens littéraires, aux traditions de gouvernement dans la politique, à la rectitude morale dans les luttes de la vie. Il a envahi l’étude de l’histoire sous le nom de fantaisie, sous prétexte d’un droit supérieur d’interprétation qui n’est que le droit de dénaturer ou de transfigurer les faits, et je ne suis pas bien sûr qu’il ne se soit point introduit dans la science elle-même comme il s’est glissé dans la justice, dans l’administration. Est-ce légèreté, paresse brillante, illusion des longs succès et des prospérités faciles ? on s’est fait cette habitude d’aller au hasard, suppléant ou croyant suppléer à tout par des semblans et des apparences, — jusqu’au jour où l’on a été réveillé par des désastres devant lesquels le pays s’est senti étonné et désarmé. Je ne sais si on l’a remarqué ou si l’on a cherché le sens de ce phénomène : dans cette guerre, qui est encore si près de nous, rien n’est plus rare qu’un ordre bien donné ou bien exécuté. Depuis le commencement jusqu’à la fin, la précision semble émoussée, le vague est dans la conception comme dans les opérations. Une campagne est engagée ; on ne sait pas, jusqu’à la dernière heure, si elle sera offensive ou défensive, et c’est l’ennemi qui en décide. Une retraite est reconnue nécessaire, elle est interrompue lorsqu’elle pourrait s’accomplir, et elle recommence lorsqu’elle n’est peut-être plus possible. Il y a des momens où l’on se croit près de manquer de munitions, et où l’on ignore qu’il y a 3 millions de cartouches dans une gare de Metz. Un corps d’armée doit arriver à neuf heures du matin, — il arrive à deux heures de l’après-midi. Tout se résume dans ce fait que raconte M. l’intendant Blondeau : un général est envoyé pour prendre le commandement d’une division de cavalerie ; ce général se met à la recherche de ses troupes, il ne les a jamais trouvées, — par la raison assez simple que la division n’a jamais existé ! « Les changemens d’organisation étaient permanens, dit M. Blondeau. La grosse affaire en 1870, c’est que les projets ont varié tous