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les jours, je vous dirai même qu’il est arrivé que les projets ont changé plusieurs fois dans une journée. » Voilà l’à-peu-près dans son ingénuité redoutable, meurtrière, et ce qu’il y a de caractéristique, c’est que l’enquête parlementaire, en montrant le mal partout, est elle-même, sous une autre forme et par certains côtés, un spécimen de cet à-peu-près universel transporté de l’action dans les jugemens, dans les récits, dans les témoignages qui deviennent aujourd’hui des élémens de l’histoire.

Que signifient toutes ces dépositions si patiemment, si complaisamment recueillies et formant comme l’illustration de l’enquête ? Elles disent sans doute bien des choses et même bien des choses inutiles ; elles sont partout l’expression la moins précise, la plus fuyante et la plus diffuse de la vérité vraie. Je ne les confonds pas, bien entendu. Lorsque M. Thiers expose une situation politique, lorsque le maréchal Canrobert, le général Chanzy ou le général Bourbaki, le général Trochu ou le général Ducrot, racontent la part qu’ils ont prise aux événemens, lorsque le commandant Amet se fait l’historien de la vaillante défense du fort de Montrouge, les uns et les autres sont des témoins instructifs ou émouvans et toujours intéressans. Ce que je veux dire, c’est que dans leur ensemble la plupart de ces dépositions, et même quelquefois les meilleures, ont l’inconvénient d’être moins des expositions de faits que des opinions, des impressions ou des souvenirs peu sûrs, — de hasarder des jugemens sans garanties ou de répéter ce que tout le monde sait. Elles peuvent intéresser, elles n’éclaircissent rien, et, comme elles se succèdent, comme elles défilent un peu à l’aventure, sans ordre et sans contrôle, elles finissent par n’avoir rien de décisif, par n’être au contraire qu’un élément d’incertitude de plus.

Voici un fait sûr et certain : le 6 juillet 1870, M. le duc de Gramont, au nom du ministère, porte au corps législatif une déclaration retentissante qui peut être considérée comme le vrai signal de la guerre. Cette déclaration est le résultat d’une délibération où des opinions diverses se sont produites, où la paix et la guerre se sont trouvées pour la première fois en présence dans l’intimité du conseil. Il y a eu lutte ou tout au moins discussion animée sur la portée des paroles qui vont être prononcées ; la rédaction est modifiée séance tenante. En quoi consistent exactement ces modifications ? Quelle métamorphose a subie la déclaration portée définitivement devant le corps législatif ? M. le duc de Gramont était là, M. le maréchal Lebœuf y était aussi : l’un et l’autre ont des versions différentes, ils ne sont pas d’accord. Ceux qui sont au courant des choses savent bien ce qui en est, comment se sont déroulées ces péripéties intimes qui contenaient déjà de si effroyables fatalités ; mais ils ne le savent pas par l’enquête qui les met en présence d’une