— D’abord, et ensuite à cause de tout le reste.
— Quoi, tout le reste ?
— M. Alphonse, qui ne quittera pas le pays que je sache, et puis mes père et mère et sœurs de la ferme, et puis la ferme elle-même que je vas gouverner à présent. Le père Michelin a acheté du bien et a trop d’ouvrage. Et puis Ambroise, que vous ne connaissez pas et qui est mon ami, et puis enfin le pays, que vous trouvez triste et qui l’est peut-être, mais qui est pour moi le plus beau du monde.
— Alors tu te trouves heureux ici ?
— Très heureux.
— C’est singulier. Voilà que j’entends pour la première fois un homme quelconque dire qu’il est heureux. Tu ne te plains de rien dans la vie ?
— De rien et de personne.
— Pourtant… les parens qui t’ont mis au monde…
— Ils m’ont rendu service. La vie est un bien quand elle est bonne.
— Et quand elle ne l’est pas ?
— On peut toujours la rendre meilleure.
— Comment ?
— Avec du courage et de la raison.
— Tu es un grand philosophe, je ne le suis pas tant que toi. Je ne me suis pas toujours trouvé heureux.
— Vous ? s’écria Espérance avec une vive expression de surprise et de reproche qui en disait plus long qu’il n’eût voulu.
— Oui, moi ! répondit Roger en le regardant fixement. Malgré une grande position et les soins d’une mère adorable, j’ai eu des momens fort tristes. Est-ce que tu n’as jamais entendu parler du comte de Flamarande ?
— Très peu ; on l’a vu ici une fois, on ne le connaissait point.
— Eh bien ! c’était un homme de mérite assurément, mais très bizarre et qui n’aimait pas les enfans.
— Oh que si ! il vous aimait ?
Je coupai la parole à Roger pour affirmer qu’il était injuste envers son père.
— Tais-toi, me dit Roger, tu n’as pas voix au chapitre. Moi, je sais bien des choses que ce garçon sait peut-être. Espérance, as-tu jamais ouï parler du jeune Gaston de Flamarande ?
— Gaston le berger ? dit Espérance, qui soutenait avec candeur le regard attentif de son frère.
— Non, pas celui de la légende ; l’autre Gaston, celui qui était mon frère.
— Un pauvre enfant presque naissant noyé dans la Loire ? Oui, on a parlé ici de ce grand malheur. Il s’appelait Gaston ?