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REVUE DES DEUX MONDES.

— Tu ne le savais pas ?

— Non, je ne savais pas, répondit Espérance, qui évidemment apprenait en ce moment son véritable nom ; eh bien ?

— Eh bien ! reprit Roger, l’histoire de ce Gaston-là, que ma mère a pleuré et cherché partout pendant des années et que mon père n’a jamais ni cherché ni pleuré,… prouve que le comte de Flamarande n’aimait pas beaucoup ses enfans. — Et, se tournant vers moi, Roger ajouta : — Ce sont là des choses que je me rappelle très bien.

— Vous les avez rêvées, répondis-je, vous étiez trop jeune…

— À Sévines, oui, reprit-il avec fermeté, mais plus tard… J’ai grandi en voyant pleurer ma mère et en entendant parler mes bonnes. On croit que les enfans n’entendent pas ou ne comprennent pas. La légende était trop mystérieuse pour ne pas me tourmenter l’esprit. Et puis il y avait un cheval merveilleux, un cheval Zamore qui avait enlevé… enfin un cheval des contes de fée. Tu fais une drôle de tête, vieux Charles ! on dirait que tu te souviens aussi.

J’étais démoralisé. Espérance voulut sortir. — Reste donc, lui dit Roger.

— Non, non, répondit Gaston ; vous avez soupe, je vais vous chercher le café.

— Reviens tout de suite.

— À l’instant.

Il sortit, faisant certainement un effort pour cacher son émotion et réprimer sa propre curiosité.

— Vous faites la plus grave des folies, dis-je à Roger. Vous mettez dans l’esprit de ce garçon des chimères qui vous feront de lui un adversaire, un ennemi, le jour où vous aurez reconnu vousmême le néant de vos suppositions.

— Mes suppositions ! répondit-il avec feu. Veux-tu me jurer sur l’honneur, à l’instant même, sans hésiter, qu’Espérance n’est pas Gaston de Flamarande ?

— Et vous, répondis-je avec la même énergie, pouvez-vous jurer sur l’honneur que vous céderiez sans regret, à l’instant même, votre titre de comte et vos immenses droits de fils unique à Gaston ressuscité ? Supposez tout ce qu’il vous plaira. Trompez-vous ou soyez dans le vrai, peu importe. Vous voilà en présence d’un fait romanesque qui peut vous coûter la moitié de votre fortune et la moitié du cœur de votre mère.

— Je le sais parbleu bien ! répondit-il en frappant du poing sur la table. Le partage de la tendresse maternelle ! c’est déjà fait. Va ! tu n’as donc pas vu et entendu ce qui s’est passé dans la chapelle ? Je la tenais dans mes bras et elle ne voyait que lui ; elle criait mon fils, mon enfant ! Donc elle sait que nous sommes deux, et il faut bien que je me résigne à n’être plus le seul !