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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/743

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FLAMARANDE.

tout dire ; ici, non. Si quelqu’un entrait dans la cuisine, ou si un autre que moi y eût été tout à l’heure…

— Vous avez raison, dit Roger en prenant un des flambeaux. — Je pris l’autre, et nous passâmes dans la chambre à coucher, où j’avais fait bon feu. Roger plaça un fauteuil tout près, força Ambroise, qui était très pâle, à s’y asseoir, et lui jeta sur les épaules le couvre-pied de son lit. Gaston paraissait au supplice, mais il ne pouvait se soustraire à l’explication et semblait encore plus inquiet depuis l’apparition inattendue d’Ambroise.

— Voici ce qui s’est passé, dit Roger, et c’est si simple, si naturel, que je ne comprends pas que personne autour de moi ne l’ait prévu ; mais, avant de vous parler de M. Ferras, je dois vous raconter l’histoire de mes parens. Mon père, vous savez tous qu’au milieu de ses grandes qualités d’intelligence et de caractère, il avait, une maladie… oui, une maladie d’esprit provenant d’un mal chronique du foie. J’ai consulté sans le nommer des médecins sérieux qui m’ont tous dit qu’une maladie de l’esprit pouvait provenir d’une maladie toute physique, et que l’hépatite particulièrement engendrait fréquemment des idées bizarres, des sentimens hostiles à telle ou telle personne, ou même à toute une classe de personnes. Eh bien ! mon père ne pouvait souffrir les enfans, et son premier-né vint au monde lorsqu’il était en proie à une forte crise de son mal. Il le fit inscrire au registre de l’état civil sous le nom de Gaston de Flamarande, le fit apporter dans sa chambre et lui dit des paroles qui ne m’ont pas été rapportées, mais qui révélaient un véritable accès de démence. Je dis cela,… oui, je le dis pour vous montrer qu’il n’était pas maître de sa volonté, — après quoi il fit disparaître l’enfant en le confiant à M. Charles Louvier que voici, qui l’enleva la nuit à l’aide d’un cheval de voiture d’une vitesse et d’une force exceptionnelles. M. Charles fit cette action avec des intentions excellentes, je dois le dire. Il craignait pour l’enfant, car il avait bien vu le délire de son maître, et il prit grand soin du pauvre bébé, qui fut conduit dans le midi avec une bonne nourrice qu’on avait bien payée, mais qui a parlé plus tard. Tout cela est-il exact, monsieur Charles, et suis-je bien informé ?

Je ne pouvais nier en présence d’Ambroise, qui m’eût contredit. Je baissai la tête, Roger continua.

— J’ai hâte de vous dire que mon père, revenu à l’état lucide, ne voulait aucun mal à son pauvre enfant. Il lui a toujours fourni le nécessaire, le nécessaire seulement ; mais il a approuvé que plus tard Charles l’amenât ici pour qu’il fût élevé par de braves gens et même pour qu’il fût élevé dans sa propriété, et ceci demande explication. Il avait signé à Charles, pour sa décharge en cas de besoin, une déclaration tendant à établir qu’il ne méconnaissait pas les droits