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de son fils aîné, et qu’il le faisait élever à la campagne par de pauvres gens pour lui faire une bonne santé et le préserver du mal héréditaire. Cette déclaration doit exister, Charles l’a encore.

— Monsieur le comte le croit ! répliquai-je. Comment le saurait-il ?

— Mais tu ne nies pas qu’elle ait été en ta possession ? La nourrice a voulu lavoir et l’a vue ! Eh bien ! voilà toute l’histoire, Gaston doit savoir le reste. Ambroisele sait du moins. Il sait que ma pauvre mère, à qui on a fait croire que son enfant avait péri dans la Loire avec sa nourrice, ne s’est consolée qu’en me donnant la vie. Elle avait été malade, en danger de mort en perdant Gaston. Il a bien fallu la laisser me nourrir elle-même et me garder à vue. Nous étions en Italie, mon père se portait bien. Il me voyait sans aversion et même avec toute la tendresse qu’un enfant pouvait lui inspirer ; mais plus tard il s’éloigna de nous, alla vivre à l’étranger et ne me témoigna plus qu’une extrême froideur pour ne rien dire de plus. Je ne rappelle pas cela pour me plaindre de lui, mais pour expliquer sa conduite envers Gaston, qu’il n’a jamais songé à rappeler près de lui et dont il ne s’est pas souvenu à son heure dernière, puisqu’il n’a pris aucune disposition, ni en sa faveur, ni à son détriment. Il n’a pas fait de testament du tout, d’où je conclus qu’il a laissé les choses à la garde de Dieu, satisfait d’avoir éloigné de lui son fils aîné, de s’être éloigné lui-même de son second fils et d’avoir résolu ainsi le problème, étant père de famille, de vivre sans enfans. Plaignons-le, Gaston, je doute qu’il ait été heureux. S’il n’a pas connu les agitations et les déchiremens de notre mère, il n’a pas non plus connu ses joies. À présent il s’agit de la rendre heureuse et de lui faire oublier le passé. Tu vois bien que tu ne peux te soustraire à ce devoir-là, et que tu avais tort de tant redouter la vérité. Charles,… mon vieux Charles qui m’a mis en colère tout à l’heure et à qui je demande pardon de ma brutalité, est un digne homme que je chéris, mais il est un vieux fou d’avoir cru que quelqu’un eût pu me faire mal interpréter la vérité. Non ! personne n’y eût réussi, et je déclare que personne ne Ta tenté. Ce qui est arrivé devait arriver. Depuis que j’existe, je sais que Gaston a existé. Son histoire tragique a été la légende de ma première enfance. Plus tard ma mère, qui s’était résignée à n’avoir plus qu’un fils, a appris que la mort du premier n’était pas prouvée. J’ai vu sa joie, sa douleur, ses espérances, ses inquiétudes, et, quand j’en saisissais vaguement la cause, on me disait : Ne parlez pas de cela à votre pauvre maman, cela lui fait trop de mal. Je me suis habitué à ce silence, et puis j’ai oublié absolument le petit frère, car maman, qui l’avait retrouvé et qui allait le voir en secret, paraissait consolée et ne parlait plus jamais de lui. À présent j’ai à vous dire comment j’ai