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FLAMARANDE.

— Vous ne concluez pas, me dit-il, voyant que j’attendais sa réplique. Vous ne me dites pas comment vous jugez votre situation présente et ce que vous comptez faire.

— Je croyais l’avoir dit, monsieur, je veux m’en aller loin d’ici et de tous les Flamarande. Je les regretterai, je le sais, car je les ai tous aimés, et je pleurerai Roger, que j’aimais le plus ; mais je sens que mon rôle est fini, et, puisqu’il a mal fini, j’aime autant échapper aux reproches. Je vous donne ma parole d’honneur qu’en sortant de chez vous je pars pour toujours, et que vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

— Permettez-moi une dernière question, monsieur Charles. Partirez-vous avec la conviction que vous vous êtes trompé, que Mme de Flamarande est irréprochable et que Gaston de Flamarande est aussi légitime que Roger ? Mon devoir est, au cas où il vous resterait quelque doute, de vous donner toutes les explications que vous pourrez demander. Vous voyez que je vous traite en homme sérieux.

— Je ne sais si c’est par conviction ou par pitié, lui répondis-je, car je voyais sur sa figure une expression de tristesse, mais je vous répondrai avec franchise. En ce moment-ci, je crois que vous me dites la vérité, et, comme les preuves sur lesquelles j’avais établi mon jugement ont perdu toute valeur, je dois considérer mon propre jugement comme non avenu. Cependant, je me connais, je suis soupçonneux. J’ai une nature inquiète ; j’ai vécu trop longtemps sous l’empire d’un doute que j’ai cru fondé pour passer tout d’un coup de la négation tourmentée à la foi sereine. Je serai repris par mon trouble intérieur à la moindre occasion, et peut-être céderai-je encore à une préoccupation maladive que je prendrai pour une lumière impérieuse. Il faut que je parte, c’est la meilleure des solutions. J’irai en Amérique ou en Australie. J’irai n’importe où, mais toujours assez loin pour n’être pas à craindre à moi-même et aux autres. Laissez-moi prendre congé de vous, tous les comptes de ma gestion sont établis dans un ordre scrupuleux, et le budget de Ménouville est en parfait équilibre. Quant aux autres affaires du comte de Flamarande, il y a longtemps que je n’y étais plus initié, et je ne pourrais plus donner aucun éclaircissement.

— Écoutez-moi, Charles, dit M. de Salcède avec un soudain accent de bienveillante douceur et en me posant la main sur l’épaule, écoutez-moi bien, et peut-être reprendrez-vous courage. Depuis une heure que je vous observe comme je n’ai jamais eu l’occasion de le faire, et que je vous écoute sans ressentiment, je crois vous avoir pénétré. Écoutez donc mon jugement sur vous. Le plus grand service que l’on puisse rendre à un homme dans votre situation, c’est de l’aider à se bien connaître lui-même, et je veux, je dois