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vous rendre ce service-là… Tout à l’heure, je vous ai pris pour un infâme, et puis pour un fou, ensuite pour un maniaque, et je me suis demandé si, dans ses longues relations confidentielles avec vous, M. de Flamarande ne vous avait pas inoculé sa maladie.

— Il y a de cela, répondis-je tristement ; je me le suis dit mainte fois !

— Eh bien ! non, reprit M. de Salcède, vous n’êtes ni fou, ni maniaque, ni méchant, ni fourbe ; vous êtes une nature inquiète, vous l’avez dit, et gouvernée par une certaine exaltation dont vous ne connaissez pas les mobiles. Il y en a deux : le premier, c’est la vanité, je dirai, si vous voulez, l’orgueil froissé ; le second… vous ne l’avouerez jamais, et je ne vous le signalerai pas, mais vous me comprenez sans que je parle.

— Vous vous trompez, monsieur, m’écriai-je, sentant une sueur froide couler de mon front, car il arrivait à l’accusation que j’avais toujours redoutée plus que tout au monde.

— Vous avez deviné si vite, reprit-il, que je n’hésite plus à le croire. Oui, voilà le mal caché qui nous a perdus tous deux. Il m’a jeté, moi, dans une exaltation non moins vive que la vôtre, mais les circonstances m’ont conduit forcément au dévouaient noble. Je ne m’en glorifie pas, j’eusse été un lâche, si j’avais méconnu mon devoir. Quant à vous, vous avez souffert autrement, et votre dévoûment s’est changé en persécution ; votre amour-propre avait trop souffert dans la domesticité, et je me hâte de dire que vous étiez plus fait pour commander que pour obéir. Vous aviez reçu une bonne éducation, vous étiez capable, et votre figure inspirait la confiance. Vous vous seriez fait facilement une situation sociale aussi heureuse qu’honorable. Vous avez cru pouvoir servir impunément la haute aristocratie, et dès lors vous avez subi ses prestiges ; vous vous êtes identifié à des points d’honneur, à des préjugés romanesques, à des drames renouvelés des antiques légendes, dont vous n’eussiez eu aucun souci, aucune idée dans la vie bourgeoise. Déclassé, vous vous sentiez malgré vous l’égal de vos maîtres. Condamné à vous regarder comme leur inférieur, vos impressions ont pris un caractère d’aigreur, de dépit et surtout de jalousie, dont j’ai été le principal objet.

Je me levais éperdu, il me fit rasseoir. — Je n’en dirai pas davantage, continua-t-il avec calme. Ce n’est pas à moi de vous condamner et de méconnaître l’empire d’une passion qui peut nous rendre abjects ou sublimes selon le point par lequel la destinée s’empare de nous. Laissez-moi vous dire, dans le besoin que j’éprouve de réhabiliter autant que possible un homme aussi foncièrement honnête et délicat que vous l’êtes, laissez-moi vous dire que