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À cette hauteur où nous sommes parvenus et d’où nous embrassons non-seulement l’individu, mais l’humanité, non-seulement l’humanité, mais la nature, il semble qu’enfin se confondent la plus grande utilité et la plus grande justice. Ne reste-t-il point encore quelque ineffaçable différence, et ne nous sommes-nous point laissé séduire aux dehors d’une perfection sociale plus apparente que réelle ? Peut-être ; mais, réservant cette question, demandons-nous d’abord si l’idéal d’une société tout utilitaire, supposé qu’il soit désirable, est réalisable en fait, et comment les hommes agiront en attendant qu’il soit réalisé. Les utilitaires parviendront-ils à leur but par le seul jeu des intérêts, sans aucun appel à ces « principes mystiques » qu’on nomme droits ou devoirs, et que Bentham flétrissait d’un nom qui exprime à ses yeux le dernier degré de folie : « ascétisme ? »


III

Le problème des voies et moyens ne semblait pas offrir de difficulté insurmontable aux premiers utilitaires. Nourris d’Adam Smith et des économistes de son école, ils croyaient que, même dans la société présente, les intérêts bien entendus sont pour tous identiques, et qu’il n’est pas besoin de désintéressement ni de sacrifice pour subordonner l’utilité particulière à l’utilité générale. Les progrès mêmes de l’économie politique ont dissipé cette illusion. Comment méconnaître en effet, devant les événemens de chaque jour, que l’harmonie des intérêts est seulement une harmonie finale, que l’équilibre des forces sociales est un simple objet d’espérance, et que, loin d’avoir atteint ce moment de calme où, par la lente influence d’une gravitation tout intime, les eaux agitées auront repris leur niveau, nous nous trouvons au plus fort de la tourmente économique et politique ? Bentham a beau nous dire : « Les hommes sont associés et non rivaux ; » ils sont associés sans doute, mais tant qu’un lien plus fort que l’intérêt ne les a pas unis, ils sont rivaux avant tout. Aussi les économistes anglais n’ont pas tardé à découvrir, sous les harmonies qu’ils avaient d’abord uniquement aperçues, de secrètes oppositions, qu’ont rendues manifestes Malthus, Ricardo, Stuart Mill lui-même. Tout n’est pas pour le mieux dans le monde économique : si tout y est régulier et nécessaire, il ne s’ensuit pas que cette nécessité soit toujours bienfaisante, et que la liberté morale n’ait point à corriger sans cesse les effets de la nécessité économique. La famine et la peste ont des lois régulières ; en sont-elles moins la peste et la famine ? Le principe de Malthus, qui, pour la société de jeunes réformateurs dont Stuart Mill, les deux Austin et Grote faisaient partie vers 1828, « était un drapeau et un